Impossible n’est pas français

 

     Le soleil dans les yeux, ils faisaient de grands gestes en direction des voitures. Sur la passerelle au-dessus du périphérique, ils étaient assis en tailleur, face à face, comme pour tenir un conseil de sages. Jeanjean sortit un canif.
     — Tu es prêt ?
     Didier se racla la gorge et cacha doucement son bras droit dans le dos.
     — Et ben alors ? T’es prêt ou quoi ? Ça fait une semaine qu’on est d’accord ! Avance ta main droite !
     Rien à faire. La main refusait de se tendre.
     — Bon, regarde, je commence par moi, c’est rien.
     D’un geste décidé Jeanjean se fit une petite entaille dans le creux de la main.
     — Alors t’as vu ? À ton tour.
     De mauvaise grâce, Didier tendit la main en détournant la tête, mais la retira aussitôt.
     — Attends, je me suis renseigné ! Il paraît qu’on ne peut pas mélanger des sangs qui ne sont pas du même groupe.
     — Et alors, c’est quoi ton groupe ?
     — Ben, d’habitude à l’école j’ai que des D et des E, mais pour une fois j’ai un A+ ! C’est vrai !
     — Alors ça tombe bien, moi aussi. On y va.
     Didier retendit la main mais cette fois elle resta droite et ouverte devant le canif.
     Maintenant, ils étaient frères de sang.
♦♦♦♦
     Au beau milieu de la classe, Didier somnolait, exténué, la tête posée sur ses bras croisés. Un éclat de voix le tira de son sommeil.
     — Alors Didier ? Comment écris-tu le mot « IMPOSSIBLE » ?… Avec un C ou deux S ?
     Les regards de la classe se braquèrent sur lui. Il bafouilla.
     — Heu… Impossible… eh ben… mon oncle dit toujours que ce n’est pas français, m’sieur…
     Un éclat de rire secoua la classe, la colère du prof redoubla.
     Jeanjean prit la parole pour faire diversion.
     — « IMPOSSIBLE » s’écrit avec deux S, comme « MISSION ».
     Le gros homme barbu acquiesça, un peu surpris par ce second exemple. Il ne savait pas que Mission impossible était la série télé préférée de Jeanjean et que chaque soir ces deux mots s’inscrivaient en grosses lettres sur son écran.
     Didier fut définitivement sauvé par la sonnerie de la recrée. Les deux copains se retrouvèrent dans la cour.
     — Merci, dit Didier avec un sourire un peu triste.
     — Normal ! c’est pas fait pour les chiens, les serments !
     — Oui… oui… c’est vrai.
     Un manque total d’enthousiasme… Jeanjean était inquiet. Qu’est-ce qui se passait chez son copain ? Il avait perdu sa vivacité et sa bonne humeur. Parfois, le matin, il s’écroulait de fatigué comme s’il avait passé une nuit blanche. Mais Jeanjean n’osait pas le questionner. Tout le monde connaissait la triste situation familiale de Didier, seul avec son oncle, un vieux célibataire qui l’avait recueilli tout petit, à la mort de ses parents.
     — T’as des histoires avec ton oncle en ce moment ?
     — Heu… non ! Pas du tout ! Qu’est-ce que tu vas chercher ?!
     Jeanjean trouva suspecte une réaction aussi vive. Tout à coup il remarqua le pansement autour du poignet.
     — Tu t’es blessé, Didier ?
     — Je me suis coupé avec une boîte de ravioli.
     Décidément quelque chose n’allait pas, mais il était inutile d’en rajouter. Pour l’instant.
     — Demain, c’est le dernier jour avant les vacances de Pâques, ton oncle va te laisser partir un peu ?
     — J’crois pas, il veut jamais.
     — Moi aussi, je reste. On se verra tous les jours, tu me feras signe de la fenêtre, comme d’habitude.
     Ils étaient voisins. Jeanjean habitait au troisième étage d’un vieil immeuble. De sa chambre, il pouvait apercevoir celle de Didier, un peu en biais, sur le trottoir d’en face. Ils communiquaient par gestes, le plus souvent par cris.
     — Se voir ?… Peut-être… On verra.
♦♦♦♦
     Le lendemain, veille de vacances, une excitation générale avait gagné l’école. Les professeurs se résignaient à ne pas faire cours, sachant qu’il serait impossible de tenir les élèves. Le seul à ne pas participer au brouhaha général était Jeanjean. Lui ne pensait qu’à une chose : Didier était absent. « C’est louche, d’habitude il ne loupe jamais la classe. Il vient même avec la grippe ! » Il passa la journée sans parler à personne. Comme tout le monde, il attendait la sortie du soir, mais pour d’autres raisons.
     Il s’agissait de tirer au clair les petits mystères autour de son copain. La sonnerie lui fit dresser la tête, il se rua vers la sortie, se précipita chez lui et se pencha à sa fenêtre. Les volets de Didier étaient clos. « À cinq heures du soir, j’ai jamais vu ça. » Il ressortit, traversa la rue, grimpa quatre à quatre les escaliers et sonna chez son camarade. Personne.
     Il lui restait une possibilité : le magasin de l’oncle. Une boutique d’antiquités à cent mètres de là. Mais Jeanjean avait une peur panique du vieil homme. Comme Didier. Comme tout le monde. Son humeur grincheuse et sa voix sèche faisaient même fuir certains clients. Réunissant son reste de courage, il fit tinter le grelot du magasin.
     — Monsieur… On n’a pas vu Didier aujourd’hui… Je voulais savoir…
     — Ça te regarde ?
     — Ben… c’est pour les devoirs de vacances…
     — Eh bien justement, il est parti en vacances pour quinze jours. Il verra à son retour, allez, file !
♦♦♦♦
     Pendant le dîner, Jeanjean mangea ses carottes sans faim, accoudé pensivement contre son dossier. Non, quelque chose ne tournait pas rond, l’oncle avait toujours refusé d’envoyer son neveu en vacances et puis, de toute façon, Didier lui aurait dit la veille qu’il partait. On ne prend pas une telle décision comme ça, du jour au lendemain.
     — Mais Jeanjean, regarde ce que tu fais ! De la moutarde dans un yaourt ?!
     — Dis-moi p’pa, on pourra emmener Didier cet été avec nous à Sainte-Maxime ?
     — Tu sais bien que son oncle ne voudra jamais, il a déjà refusé l’année dernière.
     — Il ne part pas à cause de son magasin, ajouta la mère. Je le comprends un peu, à chaque période de vacances tout le monde est dévalisé, quelle misère !
     Loin de ces préoccupations, Jeanjean se sentait chargé d’une mission solennelle, un engagement qui passait avant tout. Le serment.
     Le soir, il se posta à sa fenêtre pour y guetter un signe, une silhouette ou n’importe quoi pouvant lui donner une piste. Il resta figé là pendant plus d’une heure, en pure perte, et finit par s’endormir. Durant toute la journée du lendemain, il fit des va-et-vient de son bureau à la fenêtre à intervalles de dix minutes, sans résultat.
     Après dîner, de nouveau à son poste de garde, Jeanjean commençait à douter de sa méthode. « J’suis un peu feignant. » Peut-être valait-il mieux s’aventurer jusque chez lui et, au besoin, escalader un mur ou descendre par les toits. Tenter quelque chose au lieu de rester là à ne rien faire. Il se donna jusqu’au lendemain pour prendre une initiative et, vers minuit, enfila son pyjama pour se coucher.
     Tout à coup, il entendit un bruit de moteur ; il se dressa d’un bond. Une camionnette stationnait au bas de l’immeuble. Et maintenant une lumière perçait les volets de la chambre de Didier. Jeanjean se rhabilla sans quitter la rue des yeux puis, sans réfléchir, s’engagea dans le couloir, passa dans le plus grand silence devant la chambre de ses parents et se retrouva sur le palier.
     Après avoir dévalé les escaliers, il entrebâilla le portail : deux hommes discutaient sur le trottoir avec l’oncle et Didier grimpait mollement dans la camionnette. Jeanjean éprouva d’abord un grand soulagement en voyant son copain à quelques mètres de lui, en chair et en os. Que pouvait-il faire ici, en pleine nuit, avec cette camionnette et ces deux types ? Pourquoi l’oncle avait-il menti ?
     Pas une minute à perdre, il fallait agir sans penser aux conséquences. Jeanjean se faufila dans le garage où son père entreposait le vélomoteur, il l’enfourcha, prêt au démarrage, et profita du bruit de la camionnette pour mettre en marche son engin. Un coup d’œil dans la rue pour s’assurer que l’oncle était bien remonté et il sortit du garage pour prendre le véhicule en filature.
♦♦♦♦
     Jeanjean n’avait pas l’habitude des escapades nocturnes, c’était même la première fois qu’il se hasardait aussi loin de chez lui à une heure pareille. Pourtant il réussissait à garder la tête froide et à maîtriser sa peur. Pour éviter de se faire repérer, il gardait une centaine de mètres de distance, phare éteint.
     La camionnette s’engagea dans un quartier que ni lui ni Didier ne fréquentaient. C’était une zone résidentielle où s’alignaient de petits pavillons entourés de pelouses et de jardins bien entretenus. Le véhicule s’arrêta dans un passage et Jeanjean stoppa derrière une haie. De là il pouvait s’aménager un bon poste de vue au travers du feuillage. Il les vit descendre, l’un d’eux portait une boîte à outils d’où il sortit une corde. Tour à tour, ils se hissèrent en haut d’un mur pour pénétrer dans une propriété. Jeanjean réalisa brusquement la situation. Des cambrioleurs !!!
     Et Didier… aussi ? Un complice ? Non, pas question. Il devait y avoir une explication valable. Dès qu’ils eurent disparu, il se précipita vers la camionnette. Une idée… Trouver une idée. Pourquoi pas les pneus… ? En quelques secondes il dévissa les valves et les quatre pneus furent à plat. « Bonne idée, c’est comme dans Mission impossible ! »
     Sans s’arrêter là, il fonça vers la première maison pour y demander de l’aide. Il sonna, tambourina au portail, hurla pour qu’on lui ouvre, mais personne ne se manifesta. Il recommença à la maison voisine mais toujours sans succès malgré son tintamarre. « Ma parole, ils dorment comme des bûches ! » cria-t-il. « Ils sont tous en vacances, c’est pas vrai ! » Un chien aboya à quelques mètres de là et une silhouette apparut.
     — Espèce de petit crétin ! Déguerpis ou j’appelle la police !
     — Oui, oui, prévenez-la, et grouillez-vous, Monsieur.
     L’homme s’avança en robe de chambre jusque dans la rue, en se frottant les yeux. Sa menace ne semblait pas effrayer le garnement, au contraire !
     — Il y a des voleurs dans la maison là-bas, et leur bagnole est cachée pas loin. Croyez-moi, je vous en supplie…
     L’homme, à peine réveillé, saisit Jeanjean par le bras, l’entraîna chez lui et ferma sa lourde porte en bois.
     — Écoute-moi bien, petit. Je vais leur téléphoner, puisque tu y tiens. Si tu dis vrai, ils s’occuperont des voleurs, sinon ils s’occuperont de toi !
     Quelques minutes plus tard un fourgon était là. Jeanjean répondit aux questions des inspecteurs qui encerclaient la villa dans le plus grand silence.
     — Faites gaffe, dit Jeanjean, mon copain est avec les voleurs.
     — Et lui, c’est pas un voleur, peut-être ?
     — Vous ne le connaissez pas ! C’est pas un voleur, c’est mon frère de sang.
     Tous se tenaient prêts pour l’embuscade. Un premier type sortit, les bras chargés de sacs. Sans même qu’il ait le temps de comprendre, trois hommes lui tombèrent dessus. Il se retrouva à terre sans pouvoir faire le moindre geste mais il eut le réflexe de hurler :
     — Sors pas ! Les flics !
     Un inspecteur le frappa du poing contre le mur et se retourna vers Jeanjean. Il avait disparu. Ce fut une longue attente pendant laquelle l’inspecteur fit des sommations dans un haut-parleur.
     — Sortez ! La villa est encerclée…
     Le second adulte apparut sur le perron, avec le canon d’un revolver braqué sur Didier.
     — Si vous ne laissez pas la voie libre, je le flingue !
     L’inspecteur se mordit la lèvre en voyant l’arme. Cela changeait tout.
     — Ne faites pas de bêtise, nous vous laissons sortir.
     L’homme scruta autour de lui pour s’assurer qu’aucun policier ne se tenait caché. Mais non, rien dans les parages, ils s’étaient tous éloignés d’au moins vingt mètres. Il descendit lentement les trois petites marches, en toute confiance, quand, soudain, sa jambe gauche fut soulevée, par derrière. Il aurait été impossible de voir où Jeanjean s’était caché et comment il avait pu surgir de cette manière. Le voleur tomba à terre et lâcha Didier dans sa chute.
     Terrorisé par tout ce qu’il venait de vivre, Didier s’enfuit dans n’importe quelle direction et sortit de la propriété en rampant sous un grillage. Jeanjean se lança à sa poursuite et un instant plus tard le plaqua à terre.
     — C’est toi, Jeanjean ?
     — Mais oui, idiot ! Ça fait deux jours que je te colle aux baskets. Alors comme ça, t’es devenu cambrioleur ?
     Didier bloqua une seconde sa respiration.
     — Dis pas ça, Jeanjean… c’est lui, le vieux, il m’a forcé…
     Il s’interrompit et son copain baissa les yeux.
     — Son arrière-boutique est pleine de choses volées et il se débrouille pour les écouler un peu partout dans la région. Tu sais comment ça s’appelle ?
     — Ben… non.
     — Un receleur. Les deux autres salauds disent « un fourgue ».
     Une larme perla sur sa joue.
     — Pleure pas, c’est pas de ta faute. Mais au fait, pourquoi ils avaient besoin de toi ? Les deux grands débiles suffisaient pas ?
     — Tu ne devineras jamais… ou plutôt si. Tu vois, quand tu t’es caché dans un petit coin de l’escalier ? Aucun adulte n’aurait pu s’y mettre. Eh bien, moi avec ma petite taille je me faufile partout, dans les caves, les greniers, tous les endroits difficiles. La dernière fois je me suis même éraflé le poignet à un meuble. J’avais tellement mal que je ne suis pas venu le dernier jour.
     Il montra son pansement.
     — Le vieux connaît toutes les adresses où il y a des trucs à prendre, grâce à son boulot. Il connaît même les dates de vacances des propriétaires. Le pire c’est que bien souvent ce sont ses propres clients ! Je pouvais rien dire.
     — À la police, je comprends, mais à moi ? À quoi ça sert les serments ?
     Cette fois les larmes coulaient à flots.
     — Ben… tu sais… c’est mon oncle. Il m’a élevé, je n’avais pas le droit…
     Les larmes glissaient sur ses joues, Jeanjean retenait les siennes.
     — J’comprends, va. J’aurais fait pareil.
     — Tu sais Jeanjean, je comptais sur toi et sur notre serment. Je restais silencieux mais j’attendais…
     L’année dernière ils avaient prêté ce fameux serment de fidélité. Un rite indien, l’échange de quelques gouttes de sang dans une poignée de mains. Un pacte d’amitié éternelle. Si l’un d’eux avait des ennuis, l’autre serait là. Et pour toujours.
     — Allez, debout ! J’espère que mes parents ne se sont pas réveillés. Ils vont se demander où est passé… le vélomoteur !
     Il réussit à faire sourire Didier.
     — On passe d’abord à la police, ils doivent nous chercher partout, eux aussi. Ah ces adultes… Ensuite on verra. Ça te dirait de venir vivre chez nous ?
     Didier ouvrit grand les yeux.
     — Tu sais, les parents… dit Jeanjean, si on n’était pas là pour leur souffler les bonnes idées… !

 

 

Tonino Benacquista
Impossible n’est pas français
Paris, Syros, 1989
    
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