RougeJauneNoireBlanche

 
      Dans un village, il y a une place. Sur cette place, se trouvent quatre maisons.
     Les mamans qui habitent sur la place pensent qu’il est bon pour les enfants de jouer dehors. « Sortez vous amuser », leur disent-elles. C’est ainsi que Rouge, Jaune, Noire et Blanche jouent souvent ensemble.
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     Tout près de la place, il y a un parc avec un étang où les enfants ont l’habitude d’aller.
     Non loin de l’étang, il y a un arbre. Rouge veut toujours occuper la plus haute branche pour voir l’étang tout entier. « J’aperçois une maman canard avec ses petits », s’exclame-t-il alors. Ou encore : « Quel magnifique oiseau ! Son bec ressemble à une cuillère ! ».
     Jaune, Noire et Blanche aimeraient voir les bébés canards et l’oiseau au bec en forme de cuillère, mais ils n’en ont pas le droit. Ils sont obligés de rester sur leur branche. Comme si l’arbre et l’étang n’appartenaient qu’à Rouge.
     Dans l’arbre, Rouge, Jaune, Noire et Blanche ont une cabane. Peinte en rouge, naturellement. Rouge n’a pas voulu entendre parler d’une autre couleur. Pas même pour un tout petit morceau.
     De temps en temps, il faut nettoyer la cabane. « Toi, tu t’occupes du sol », aboie Rouge. Et Blanche se met à frotter. Jaune, quant à lui, reçoit l’ordre de savonner la porte à grande eau. Pendant que Jaune, Blanche et Noire triment, Rouge ne fait rien.
     C’est chaque fois la même chose. Mais Jaune, Blanche et Noire n’osent jamais rouspéter.
     Quand Noire joue à la balle, Rouge veut y jouer aussi.
     Quand Blanche s’assied sur le ballon Kangourou, Rouge veut s’y asseoir lui aussi.
     Quand Jaune veut jouer avec l’auto, Rouge lui dit : « J’ai mal à la tête. Arrête de faire du bruit. »
     Ce n’est que mensonge, mais personne n’ose s’opposer à Rouge.
     Un jour, Rouge s’exclame : « L’arbre est à moi et tous les jouets aussi ».
     Noire se tourne vers Jaune qui se tourne vers Blanche. « Ce n’est pas juste », bégaie Noire, effrayée. « Tu n’as pas le droit ».
     « Si, j’ai le droit, espèce de petite idiote à tresses », s’écrie Rouge.
     Noire n’est idiote et elle est très fière de ses tresses. Elle sent une terrible colère monter en elle. « Tu n’es qu’un petit chef à la noix », hurle-t-elle. « J’en ai marre de ton arbre, de ta cabane et de tes jouets ! ». Et elle s’en va.
     « Ce que Noire ose faire, je le peux aussi », se dit Blanche. « Enquiquineur ! » crie-t-elle à l’attention de Rouge.
     Puis, c’est le tour de Jaune de se révolter : « Sale gosse ! ».
     Tous les deux s’emparent du bateau rouge et courent rejoindre Noire en poussant des cris de joie.
     Rouge reste seul. « Je n’ai pas besoin de vous ! » l’entend-on rugir.
♦♦♦
     Blanche, Jaune et Noire repeignent aussitôt le bateau. Jaune repeint le gouvernail en jaune, la couleur des sucettes au citron et des pissenlits. Noire repeint la coque en noir. « Noir comme une belle nuit étoilée », ajoute-t-elle fièrement. Blanche repeint la cabine en blanc. « C’est beau comme de la neige », soupire-t-elle.
     Le bateau est magnifique. Noire, Jaune et Blanche sont fous de joie.
     « Qui est le capitaine ? » demande Jaune. « Moi ! » s’écrie Noire qui saute dans le bateau et s’empare du gouvernail. Blanche se mord les lèvres. « Moi aussi, je veux être capitaine », murmure-t-elle, un peu jalouse. « Tu n’es pas la seule », ajoute Jaune.
     Si Rouge était encore là, les choses seraient plus simples.
     « Et si nous étions capitaine chacun à notre tour », propose Noire.
     « Bonne idée », approuvent les deux autres.
     Avec Noire aux commandes, le bateau tangue sans avancer d’un pouce. C’est avec soulagement qu’elle cède la barre à Blanche. Blanche a beau s’accrocher au gouvernail, rien ne change. C’est à peine si le bateau reste à flot. Vient au tour de Jaune. À force d’être secoué, il a attrapé le mal de mer et n’a plus du tout envie d’être capitaine.
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     Rouge, quant à lui, continue à jouer au petit chef. Comme il est tout seul, il est obligé de se donner des ordres à lui-même. « Nettoie le sol ! », aboie-t-il. Et il nettoie le sol jusqu’à l’épuisement. « N’oublie pas les coins ! », hurle-t-il. Tout en frottant, il trébuche sur le balai. « Regarde où tu mets les pieds, espèce d’idiot ! ». Rouge n’en peut plus. Il craque. « Sale gosse ! Espèce de petit chef à la noix ! ». Il en arrive même à se donner des claques, tant il est furieux. Puis il éclate en sanglots et court vers l’arbre.
     Dans le lointain, il aperçoit Noire, Blanche et Jaune dans leur bateau.
     Rouge comprend enfin ce que c’est de supporter un petit chef. Les petits chefs le dégoûtent. Noire, Blanche et Neige ont eu raison de s’en aller. Rouge n’a plus d’amis. Il pleure doucement. « Je vais fabriquer une voile », se dit-il.
♦♦♦
     « J’ai fabriqué une voile pour vous », crie Rouge.
     Noire se tourne vers Jaune qui se tourne vers Blanche. « Nous en aurions bien besoin » soupire Blanche. Tous les trois aident Rouge à monter à bord du bateau. Rouge se tient tranquille mais, bientôt, son goût de diriger recommence à le démanger. « Est-ce que je peux être le capitaine ? » demande-t-il. « Tu peux l’être jusqu’à ce que nous soyons de retour dans notre arbre », dit Jaune. Rouge attrape le gouvernail et s’écrie : « Hissez la voile et nettoyez le pont ! »
     Au bout d’un moment, Noire, Jaune et Blanche laissent tomber brosses et balais.
     « Que se passe-t-il ? », s’étonne Rouge.
     « Nous sommes presque arrivés », lui rappellent ses trois amis.
     Alors, Rouge abandonne le gouvernail…
     Depuis ce jour, chacun prend la barre à son tour.
     Si vous voyiez à quelle vitesse file leur bateau !
     Ils en oublient même de rentrer.
Brigitte Minne ; Carll Cneut
Rougejaunenoireblanche
Paris, l’école des loisirs, 2002
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