Mamy-loup

 
 
 
     J’avais un ami. Il s’appelait Arthur. Il s’appelle toujours Arthur mais il n’est plus mon ami.
     Depuis la rentrée des classes, je me demandais comment faire pour qu’Arthur devienne mon ami. Arthur est très beau. J’aime bien ses yeux marron un peu flous derrière ses lunettes bleues. Il a les cheveux taillés comme un gazon noir. Il a des petites oreilles, mais il a tendance à penser que les autres ne valent pas un pet de lapin, comme dirait ma grand-mère. Alors justement, en pensant à ma grand-mère, à la récréation je lui ai dit :
     — Arthur, tu veux que je te dise un secret ?
     — Quel secret ?
     — Quelque chose d’assez grave. Tu ne le répéteras à personne ?
     — Bien sûr que non, pour qui tu me prends ?
     Je lui ai dit à l’oreille :
     — Ma grand-mère est une sorcière.
     Il a sursauté.
     — Ça n’existe plus les sorcières, c’était avant !
     Au moment où j’allais lui dire : « Mais ma grand-mère est une gentille sorcière », Iris a atterri entre nous comme si elle tombait du ciel. Elle regardait Arthur sous le nez avec ses gros yeux. Iris est une nouvelle, arrivée depuis dix jours, mais je ne lui parle pas tellement parce que moi, c’est Arthur que je veux comme ami. Elle avait tout entendu. Elle parlait à toute allure en gesticulant.
     — Ah, alors tu crois que ça n’existe pas les sorcières, Arthur ? Tu n’as jamais entendu parler de la dame de l’animalerie ?
     — Non.
     — L’animalerie qui était avant un magasin de jouets dans la galerie commerciale, ça ne te dit rien ?
     — Non, et je ne vois pas le rapport avec les sorcières.
     — Je vais te dire une chose, la dame de l’animalerie a transformé tous les animaux en peluche en vrais animaux. Tu n’étais pas au courant ? Tous les chiens, les chats et même le python. Et elle peut le refaire quand elle veut, alors tu n’as pas intérêt à oublier ton nounours dans son magasin ! On dit même qu’elle a transformé des poupons en vrais bébés et qu’elle les…
     Arthur était rouge, j’ai cru qu’il allait foncer sur la grande Iris et la boxer. Il a simplement crié en tapant du pied :
     — Ton histoire de jouets est ridicule et les sorcières, ça n’existe pas !
     — Mais si, ça existe, Arthur, lui ai-je dit, puisque ma grand-mère en est une !
     — Et qu’est-ce qu’elle fait pour être une sorcière ?
     — Elle fait des trucs extraordinaires, elle a des pouvoirs.
     — Quels pouvoirs ?
     — Il suffit qu’elle commence à raconter une histoire et ça y est, elle se transforme ! Elle peut se changer en tout : en prince, en nain des montagnes, en abeille ou en simple sorcière.
     Arthur a haussé les épaules et Iris a pointé son long doigt sous son nez en disant très sérieusement :
     — Arthur, il vaut mieux que tu ne rencontres jamais cette grand-mère.
     — Ah ! ah ! ah ! Et pourquoi ?
     Elle nous a entraînés loin des autres, au fond de la cour pour que personne ne nous entende.
     — Moi je connais bien les sorcières, nous a expliqué Iris, je sais qu’elles existent. J’étais spécialiste des sorcières dans mon ancienne école. Maintenant elles ne portent plus de chapeaux pointus, elles n’ont plus de verrues au menton, elles peuvent travailler à la poste ou à la télé, il y en a même qui sont maîtresses d’école ! Les sorcières se sont vulgarisées !
     Avec Arthur, on écoutait son discours, les yeux ronds.
     — Vulgarisées ?
     — Oui, et je sais qu’il y a une chose qu’elles détestent par-dessus tout.
     — Et c’est quoi cette chose ? a demandé Arthur.
     — Elles détestent par-dessus tout les petits malins qui ne croient pas qu’elles sont des sorcières.
     Arthur a haussé les épaules.
     — Pfff ! Complètement idiot !
     Iris a chuchoté :
     — Ne te crois pas si fort, moi aussi j’ai des pouvoirs ! Tu vois !
     — Je vois quoi ?
     — Tu vois, j’ai le pouvoir de t’énerver, ah ! ah ! ah !
     Et elle est partie en sautillant sur ses grandes jambes. Arthur était furieux.
     — Mais dis-moi Arthur, lui ai-je demandé, est-ce que tu crois que ma grand-mère est une sorcière ?
     — Non, je n’y crois pas !
     — Mais je t’assure, Arthur, c’est une vraie sorcière ! Même mon cousin qui a quatorze ans l’appelle « Mamy-loup », alors ! Tu n’as qu’à venir avec moi si tu as le courage, et tu verras.
     Le mercredi suivant, on est allés chez ma grand-mère. Avant d’entrer, j’ai dit à Arthur :
     — Pendant l’histoire, il faut garder les yeux bien fermés. Si tu ouvres les yeux pendant qu’elle est devenue loup ou ogresse ou monstre, elle peut te dévorer !
     Arthur a levé les yeux au ciel :
     — N’importe quoi !
     J’ai insisté :
     — Tu vas ouvrir les yeux ?
     Il a répondu :
     — Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ?
     Je lui ai serré le bras de toutes mes forces :
     — Je t’assure, Arthur, n’ouvre pas les yeux ou ce sera affreux !
     Et puis Mamy a ouvert la porte. On s’est assis sur le canapé. Mamy a dit :
     — Quelle histoire voulez-vous que je vous raconte ?
     Et malheureusement Arthur a demandé :
     — L’histoire du Petit Chaperon rouge.
     Alors, comme d’habitude, en s’asseyant sur le fauteuil, elle a dit :
     — Clic ! clac ! Fermez les yeux pour rentrer dans le conte et en sortir sans souffrir. Clac ! clic !
     Puis elle a commencé à raconter la promenade du Petit Chaperon rouge dans la forêt.
     Elle ne se pressait pas, la fille en rouge. Elle disait de sa voix un peu bébête :
     — Oh ! la Zolie fleur !
     Et la fleur répondait en s’envolant :
     — Je ne suis pas une fleur, je suis un papillon ! Cueille-moi si tu peux.
     Le Petit Chaperon rouge chantonnait, lalalalala, et soudain elle s’écriait :
     — Tiens, une fraise des bois !
     Et la fraise des bois répondait :
     — Je ne suis pas une fraise, je suis une coccinelle !
     Et Arthur riait parce que le papillon et la coccinelle avaient de grosses voix. Moi je pensais : « Le Chaperon rouge devrait porter des lunettes. »
     Tout à coup, le Chaperon rouge a cessé de chanter et de sautiller. Quelqu’un sortait de derrière un buisson. On a entendu le bruit des feuilles. J’ai senti que Mamy se transformait.
     — Bonjour, chaRmante demoiselle !
     C’était bien l’accent du loup qui roule les « R ». Sa voix passait sur un tas de dents pointues. On entendait : Flat ! flat ! J’ai dit tout bas à Arthur :
     — Tu entends la queue du loup qui bat par terre ?
     Il m’a dit :
     — Oui, je l’entends.
     J’ai murmuré :
     — Les loups, quand ils savent qu’ils vont se régaler, ils battent de la queue comme ça.
     — BonZour, monsieur ! a dit poliment le Chaperon rouge avec sa voix aiguë.
     Franchement, je trouve ça bizarre qu’une fille dise « bonjour monsieur » à un loup.
     — Où vas-tu, gRacieuse enfant ? a dit le loup.
     Mamy essayait d’adoucir la voix du loup mais entre deux mots on entendait des grands clac ! clac ! tout près de nos oreilles.
     — Tu entends ses mâchoires qui claquent ?
     Arthur n’a pas répondu. Il commençait à avoir peur, c’est sûr. Je lui ai dit :
     — Tant que tu fermes les yeux, tu n’as rien à craindre.
     Chaque fois j’ai envie de dire au Petit Chaperon rouge : « Ne réponds pas au loup ! Va-t’en ! cours vite, ou grimpe dans un arbre. » Mais j’ai trop peur que le loup en colère, affamé, se retourne contre moi.
     Alors je laisse cette idiote de Petit Chaperon rouge répondre :
     — Ze vais chez ma mère-grand qui habite dans la forêt.
     Moi, je répondrais plutôt : « Je vais chez mon oncle qui fait de la boxe ! »
     J’ai senti qu’Arthur s’énervait aussi. Je lui ai pris la main et j’ai dit :
     — Chut ! Elle est débile cette fille, mais on ne peut rien faire pour l’aider.
     — Et où se tRouve la maison de ta chèRe mèRe-gRand ? C’est loin d’ici ? a demandé le loup en claquant des dents de plus en plus fort.
     Et cette imbécile lui a donné tous les renseignements :
     — C’est facile, vous tournez à droite après le gros sapin et puis à gauche après le quatrième noisetier. C’est une petite maison avec des Zéraniums.
     Évidemment, le loup a couru chez la grand-mère. Il ne doit pas beaucoup s’entraîner, ce loup, parce qu’il soufflait drôlement. Affou ! Affou ! Affou ! Il est arrivé devant la petite maison.
     — BonjouR mèRe-gRand, c’est moi !
     — Qui-i, toi ?
     — Le Petit ChapeRon Rouge !
     — En-entre mon en-enfant, en-entre.
     La grand-mère du Chaperon rouge n’est pas aussi solide que la mienne, elle a une toute petite voix chevrotante. Et puis elle doit être sourde pour confondre la voix de sa petite-fille avec celle du loup. Elle lui a dit :
     — Bon-on-onjour ma-a pe-etite, co-o-omme c’est gen-entil de heu…
     Et le loup lui a coupé la parole et le cou. Clac ! Le loup a horreur de manger les grand-mères, il grommelait :
     — BeRk ! Que cette viande est duRe et fade et filandReuse !
     Moi je trouve que ce n’est pas très gentil pour Mamy mais Arthur, lui, ça l’a fait rire.
     — Et qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! les lunettes, j’ai failli avaler les lunettes ! Posons-les plutôt suR la table de nuit.
     Et on a bien entendu le petit pac ! quand il les a posées. Quand la vieille dame a été engloutie avec des bruits affreux, le loup a roté et Arthur a sursauté, il a dit :
     — Oh ! 
     Puis le loup a essayé d’enfiler le pyjama de la grand-mère. Il faisait tout de travers. Il entrait sa tête dans une manche, il était à moitié étouffé. Il criait :
     — J’bétouve ! J’bétouve ! Au chcouRs !
     Et Arthur avait un rire un peu crispé, mais il ne pouvait pas se retenir.
     À la fin, le loup a mis le bonnet de bain de la grand-mère pour cacher ses grandes oreilles. Un bonnet en plastique avec des fleurs roses. J’avais très envie de voir à quoi il ressemblait, j’aurais bien ouvert la moitié d’un œil mais j’avais peur qu’Arthur ouvre les deux yeux, lui, parce qu’il est très curieux. Avec sa grosse voix, le loup a grondé :
     — Le pRemier qui me RegaRde, je le dévoRe !
     On a serré bien fort nos paupières.
     Le Petit Chaperon rouge est arrivé. Elle n’a pas trouvé bizarre que sa grand-mère lui dise avec une grosse voix :
     — OuvRe la poRte, mon tRésoR.
     Elle s’est penchée sur le loup pour lui faire une bise. Elle a été un peu étonnée quand elle a vu ses gros yeux et son oreille poilue qui sortait du bonnet de bain, mais c’est seulement quand le loup a ouvert la bouche qu’elle a dit :
     — Mère-grand, que tu as de grandes dents ! Tu as un nouveau dentier ?
     Le loup a répondu :
     — C’est pouR mieux te cRoquer, mon enfant !
     J’aurais aimé qu’Arthur crie : « Chaperon rouge ! Prends quelque chose de lourd et assomme le loup, vite. Tiens bon, nous voilà ! »
     J’aurais crié avec lui. Mais il ne disait rien. Le canapé bougeait. C’était Arthur qui tremblait. Comme d’habitude, j’ai retenu mon souffle et j’ai attendu que le Petit Chaperon rouge soit mangé. Ça durait un temps fou. Le loup le dégustait en faisant plein de vilains bruits avec sa bouche. Et je sentais qu’Arthur s’énervait. C’est sûr qu’il en avait assez de ce loup. Et s’il allait lui envoyer un coup de poing en pleine figure… Tout à coup j’ai senti qu’il allait ouvrir les yeux. Il avait dit qu’il le ferait. Le loup allait le manger ! Les loups peuvent manger à la suite une grand-mère fade, un Chaperon rouge délicieux, un Arthur avec ses lunettes et même une fille un peu ronde comme moi… Alors j’ai crié :
     — ARTHUR ! NON !
     Et je me suis jetée sur lui pour l’empêcher d’ouvrir les yeux. Arthur a fait un bond terrible, comme si un serpent l’avait mordu. Et j’ai ouvert les yeux. Heureusement, Mamy avait eu le temps de se retransformer en grand-mère. Arthur cachait sa tête sous un coussin en hurlant :
     — Noooon ! Noooon !
     Mamy ne semblait pas étonnée, elle a dit d’une voix très douce :
     — Clac ! clic ! Vous ne risquez plus rien. Vous pouvez ouvrir les yeux. Clic ! clac !
     Alors Arthur a couru dans le couloir. Il voulait partir, il tremblait. En plus il devait voir tout flou parce que ses lunettes avaient volé en l’air. Mamy les a retrouvées près du téléphone. Quand elle a voulu s’approcher de lui, il a hurlé.
     — NON !
     Elle lui a dit :
     — Arthur, tu ne peux pas sortir dans la rue sans tes lunettes, ce serait dangereux. Attends, je vais te les réparer, elles sont toutes tordues. 
     Là, il a bien vu que ma grand-mère était une gentille sorcière parce qu’elle lui a rendu ses lunettes détordues, dans une boîte pleine de bonbons. Mais il avait un sourire crispé, il n’était pas encore rassuré. Il n’a même pas pris un bonbon. Il restait le dos contre la porte, il ne pensait qu’à partir.
     Le lendemain à l’école, il m’a dit :
     — Ta grand-mère, elle est dangereuse !
     Ça m’a fait rire.
     — Tu dis ça parce que tu as eu peur, Arthur.
     — Non, je n’ai pas eu peur, mais ta grand-mère, elle est complètement folle.
     — Si tu dis ça encore une fois, Arthur, on ne sera plus amis.
     — Elle est folle, maboule, frapadingue, ta grand-mère !
     — C’est fini Arthur, tu n’es plus mon ami.
     J’avais envie de pleurer. Je suis allée au fond de la cour, et voilà Iris qui apparaît. Elle est souvent seule parce qu’elle est nouvelle et ceux qui lui parlent disent qu’elle est bizarre. C’est vrai que parfois elle emploie de drôles de mots, ça fait rire même M. Monjol, notre maître. Son air triste s’est aussitôt transformé en sourire. Elle a couru vers moi.
     — Magali (c’est moi), je voudrais te demander quelque chose.
     — Vas-y.
     Elle hésitait, elle semblait bien timide tout à coup ! Puis elle s’est décidée :
     — Est-ce qu’un jour tu pourrais me faire l’honneur de me présenter ta grand-mère ?
     « Me faire l’honneur » ? J’étais tellement étonnée que je ne trouvais rien à répondre. Elle a cru que je refusais. Elle avait l’air vraiment déçue.
     — S’il te plaît, montre-moi ta grand-mère, même de loin. Je rêve de voir ta Mamy-loup ! J’aimerais tellement voir une vraie sorcière ! Tu sais, je suis une spécialiste mais je n’en ai jamais vu en vrai, et ce cafard d’Arthur a raison, inutile de se faire des illusions, la dame de l’animalerie n’a rien d’une sorcière et ses cochons d’Inde sont de vrais animaux. C’est évident ! Tu me montreras Mamy-loup ?
 
 
Janine Teisson
Mamy-loup
Arles, Actes Sud Junior, 2003
(Adaptation)
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