Le puits magique

 
Lorsqu’on jouit d’un privilège, est-il bien sage de se plaindre encore ?
 
      Au creux des collines de Hefu, à trente li environ de mon village, se dresse un très vieux sanctuaire : le sanctuaire de Wang-Po – la Vieille Wang.
     Nul ne sait plus à quelle époque vécut cette dame Wang à laquelle il doit son nom, mais les anciens racontent encore son histoire.
     La vieille femme, dit-on, gagnait sa petite vie en vendant du vin jaune, breuvage qu’elle fabriquait, comme il est d’usage en Chine, à partir de céréales fermentées.
     Un jour, un prêtre taoïste vint à passer au village et prit pension chez dame Wang. Elle lui servit de son vin jaune, autant qu’il pouvait en boire, sans jamais lui réclamer un sapèqueª.      
     Pour finir, le prêtre dit à la vieille Wang :
     — J’ai bu de votre vin, alors que je ne pouvais vous payer. Permettez-moi, en retour, de creuser un puits pour vous.
     Il se mit à l’ouvrage, creusa, maçonna le puits promis. Et de ce puits jaillit, non de l’eau, mais un vin exquis et des plus purs.
     — Simple remerciement, dit sobrement le saint homme, reprenant son bâton de pèlerin.
     Et quel trésor était ce puits ! Plus besoin de faire macérer les herbes ni fermenter les céréales, plus besoin de mettre le tout en jarres. Pour satisfaire ses habitués, la vieille Wang n’avait qu’à tirer des cruchons de son puits. Et son vin jaune était meilleur que jamais. Les clients se passèrent le mot et bientôt la foule se pressa dans son modeste établissement.
     Au bout de trois ans, elle avait amassé des milliers de sapèques et savourait les plaisirs de l’aisance.
     Or, le prêtre qui avait creusé ce puits béni revint à passer à l’improviste et alla frapper à sa porte.
     La vieille femme le remercia avec effusion.
     — Le vin est-il à votre goût ? s’enquit le voyageur.
     — Il est bon, je ne dirai pas le contraire. Mais il a tout de même un défaut : à cause de lui, je n’ai plus de résidus pour engraisser mes cochons !
     Le taoïste sourit, et sur le mur il inscrivit :
     Il creusa le puits, elle vendit le vin,
     Et que croyez-vous qu’il advint ?
     Voilà qu’elle se plaignit encore :
     Plus rien à manger pour ses porcs !
     Là-dessus, il reprit son chemin, et jamais plus le puits magique ne donna une goutte de vin.
 
D’après Jiang Yinke, dynastie Ming (XIVe-XVIIe siècle).
 Moss Roberts
13 contes de Chine
Paris, Flammarion Jeunesse, 2003
(Adaptation)
ª Pièce de monnaie de faible valeur, la plus petite en usage dans la Chine ancienne. (NDT)
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