Mon petit papa de rien du tout

Mon petit papa de rien du tout_1

     Longtemps, j’ai cru que je n’avais pas de papa. C’est ce que les autres me disaient :
    — Toi, tu n’as même pas de papa.
    Pas la peine de me le dire, je voyais bien que je n’en avais pas !
    Pas de papa pour regonfler le ballon dégonflé, pas de papa pour venir me chercher à l’école le samedi, pas de papa pour menacer ceux qui m’embêtaient, pas de papa pour voir comme j’étais champion de course à pied, pas de papa pour me hisser sur ses épaules quand j’étais flagada et raplapla…
    Alors un jour, j’ai demandé à maman :
    — Pourquoi j’ai jamais eu de papa, moi ?
    — T’en as eu un, m’a dit maman ; t’en as eu un comme tout le monde ; il a bien fallu… Il s’appelait Luis ; et il ressemblait… je ne sais pas moi… à un raisin sec, tiens. Mais fiche-moi la paix… Je préfère pas en parler.
    — Mais pourquoi je ne l’ai plus alors ? Il est mort ?
    — Pour moi, a dit maman, c’est comme si… mort et enterré… Fiche-moi la paix, j’te dis.
    J’avais eu un papa comme tout le monde donc. Mais je n’en aurai plus. Mort et enterré. Dommage. Peut-être qu’il avait fait la guerre, et qu’il y était mort. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, des guerres qui font mourir les papas.
    J’ai demandé à maman si elle avait une photo de lui… Elle m’a répondu :
    — Ça me ferait mal…
    Alors, je ne lui ai plus rien demandé.
    À l’école, j’ai raconté que mon père était mort et enterré. Les autres ne m’ont pas cru. Ils ont dit :
    — Même pas vrai ; ce ne sont pas les papas qui meurent, ce sont les grands-pères. Les papas, ils ne meurent jamais.
    — Si, j’ai dit ; ils meurent à la guerre.
    — Ah, ah, ah ! y a même pas de guerre en France, ils m’ont dit ; c’était du temps des grands-pères, la guerre, alors tu vois ! Ça ne se peut pas, que ton père, il soit mort à la guerre. Ou alors, ton père, il est mort quand il était tout petit !
    — C’est ça, j’ai dit, pour qu’ils me fichent la paix ; il est mort quand il était petit, et moi aussi.
    Tout de même, ça m’énervait un peu de ne pas bien savoir ; alors j’ai demandé à ma grand-mère qui me garde quand maman peut pas :
    — Il est mort quand il était petit, papa ?
    Ça l’a fait tomber sur le derrière, grand-mère. Et elle a bien rigolé.
    — Toi alors, disait-elle, toi alors, t’en perds pas une !
    Et elle a appelé grand-père pour lui raconter ça.
    — Tu connais pas la dernière, rigolait-elle ; le gamin… il me demande : « Il est mort quand il était petit, papa ? »
    Grand-père n’a pas rigolé. Il ne rigole jamais, de toute façon ; il a haussé les épaules et puis c’est tout ; il a profité qu’on l’avait dérangé pour boire un petit coup, et puis il est retourné bricoler.
    Grand-mère m’a dit :
    — On ne sait pas s’il est mort, ton père ; mais pour moi, c’est comme si…
    — Maman, elle dit aussi, c’est comme si.
    — Et elle fait bien, a répliqué grand-mère. Ton père, c’était un tout petit monsieur, un va-nu-pieds, un rien du tout, un moins que rien même. Voilà. Il a disparu ; bon débarras !
    C’est ce qu’elle a dit, grand-mère. Et après, elle n’a plus rien ajouté, parce qu’elle n’a pas que ça à faire, des bla-bla-bla avec moi, même si souvent je la fais bien rigoler.
    J’étais assez content d’avoir eu un père, même si c’était un tout petit monsieur de rien du tout. Et puis j’aimais autant aussi qu’il ne soit pas mort quand il était petit parce que ça aurait été encore plus injuste, je trouve.
    C’est comme ça que je me suis mis à penser à lui, le soir, dans le noir, et petit à petit, j’y ai pensé de plus en plus.
    Et alors tous les soirs, avant de m’endormir, je lui demandais des trucs dans ma tête ; comme de ne pas faire de cauchemars, et de me protéger des vampires qui sucent surtout le sang des jeunes filles, mais s’il y en a qui se trompent, des fois… on ne sait jamais avec ces saletés…
    Je ne parlais de mon petit papa de rien du tout à personne. Pourquoi je l’aurais fait ?
    Je me couchais et, dès que j’étais dans le noir, je pensais à moi, et puis après, je pensais à rien du tout et ça me faisait toujours penser à lui.
    Voilà comment les choses se passaient.

 

    Mais un soir, ça ne s’est pas passé comme ça. Je me suis couché, j’ai pensé d’abord à moi, comme d’habitude, et juste comme j’allais penser à rien, il a été là.
    Comment il était arrivé là, ça, je ne sais pas. Il est peut-être tombé, là, sur mon lit, juste à côté de moi. J’ai été drôlement surpris, mais je n’ai pas eu peur. Pourquoi j’aurais eu peur d’un petit bonhomme de rien du tout ? Je n’ai pas allumé la lumière. Des fois qu’avec la lumière, comme les fantômes, il disparaisse… De toute façon, avec le clair de lune, on y voyait super bien ; je le regardais…
    Elle ne s’était pas gourée, grand-mère. C’était vraiment un petit homme de rien du tout, un va-nu-pieds, un moins que rien. D’ailleurs il ne disait rien. Il ne me regardait même pas ; il regardait le plafond, comme s’il se demandait ce qu’il foutait là ; ou alors il observait les mouches, je n’sais pas. J’osais plus respirer ; il était si petit… Si je respirais trop fort, ça allait peut-être le faire s’envoler… Il était là, à fixer le plafond, comme ça, sans bouger, sans rien dire, comme une espèce de mort… mais il n’était pas mort du tout. D’ailleurs ses yeux brillaient dans le noir.
    Je me suis rapproché de lui, le plus près que j’ai pu. Tellement que ses cheveux me frôlaient la joue, si près que j’ai senti que ce va-nu-pieds, il avait les pieds complètement glacés ; alors je me suis dit que j’allais le réchauffer, moi. Et j’ai pris ses deux petits pieds de rien du tout dans ma main.
    « Ça va mieux comme ça, hein p’tit père ! » je disais dans ma tête, parce qu’à lui, je savais pas quoi dire… Ça devait faire très très longtemps qu’il était va-nu-pieds, mon petit papa de rien du tout, parce que je n’arrivais pas à donner assez de chaleur à ses petits pieds. Et voilà que ses petites mains s’étaient mises à trembler de chaque côté de son corps, comme s’il était une sorte d’oiseau blessé avec les ailes qui palpitent de froid, de peur ou autre chose mais je ne sais pas quoi.
    Alors pour finir, je l’ai pris contre moi. J’ai fait gaffe ; j’y suis allé tout doux, qu’il ne s’affole pas, mon petit papa de rien du tout. Il restait là, posé contre mon cœur qui battait très fort, couché à regarder le plafond, toujours ; mais maintenant, je voyais qu’il souriait, et ce sourire, je me disais, ça alors, si maman voyait ça !
    Son sourire, je vous le donne en mille ! C’était exactement le mien ! Celui que maman aimait tellement me voir faire sur les photos ! — Souris, Lulu, souris, me dit-elle tout le temps quand elle me prend en photo. Pourquoi elle veut que je me fende la pêche comme ça, alors qu’il n’y a vraiment rien de drôle ? Ça, mystère.     
    Mais à voir le sourire de mon petit papa de rien du tout, ce soir, voilà que je me mets à sourire sans que personne me demande rien du tout, et on reste là, comme deux idiots, à sourire en regardant le plafond…
    Peut-être que les mouches se demandent pourquoi on se bidonne, tous les deux, mon père et moi. Mais nous, on n’en a rien à faire du plafond, et des mouches et des appareils photos, et de tout. Mon petit papa de rien du tout et moi, on rigole pour rien du tout, et plus je me dis qu’il n’y a pas de quoi se marrer, plus papa et moi, on se tord de rire, mais en douce, pour réveiller personne.
    À la fin, à force, on en pleure même un peu tous les deux ! Ah ! qu’est-ce que ça nous a fait du bien, de rigoler comme ça, pour rien !
    Mon petit papa n’a plus froid du tout du tout. Ses pieds sont tout chauds et ses petites mains s’agitent dans le noir. Je me demande ce qu’il fait. Il s’est assis sur ma poitrine, il a l’air de chercher quelque chose. Il fouille ses poches, il les retourne. Y a rien dedans, même pas un mouchoir, mais de toute façon, les papas ça ne pleure pas… Il se palpe partout, comme si on lui avait piqué son portefeuille ; mais qu’est-ce qu’il trifouille, à la fin ?
    Il descend de ma poitrine, soulève le bord de mon drap, le coin de mon oreiller. Alors, je lui murmure :
    — Qu’est-ce que t’as perdu ?
    Mais lui il me fait seulement :
    — Chut… en posant son doigt sur ses lèvres.
    Moi, je sens que j’ai sommeil, si fort sommeil que ça me fait peur ; je ne veux pas dormir, je ne veux pas dormir mais je sens que ça commence ! Déjà je pense à moi, et puis à rien, et à lui, mon petit papa de rien du tout ; je me dis qu’il faut que je lui trouve des chaussettes, des chaussures, qu’il n’ait plus jamais froid aux pieds…
    Je commence à penser à lui comme s’il n’était plus là ! Je le sens qui s’éloigne, qui s’en va, nu-pieds, comme il est venu… Je veux l’en empêcher !
    Je murmure :
    — Reste, reste avec moi…
    À mon oreille, il murmure quelque chose que je ne comprends pas, mais contre ma joue, je sens, ça c’est sûr, ça je ne peux pas me tromper, quelque chose de si doux, de si léger, un petit bisou de rien du tout…

 

    Quand je me réveille, j’ai un peu mal au cœur. Je me dis que j’ai peut-être rêvé et ça me fait encore plus mal au cœur.
    Maman me dit que j’ai une sale tête ce matin, une tête de déterré, elle dit ; elle m’envoie me laver.
    Je me regarde dans la glace et alors, je vois.
    Mon petit papa de rien du tout m’a laissé quelque chose…
    Quand je souris dans la glace, maintenant, j’ai une petite fossette… Elle fait un petit trou dans ma joue, là, juste où il m’a embrassé…
    Un petit trou de rien du tout…

 

Mon petit papa de rien du tout_2

Jo Hoestlandt
Mon petit papa de rien du tout
Arles, Actes Sud, 2000

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