Le voyage

Le voyage_1

 

       Le Village aux Infinis Sourires ressemblait à une île très peuplée posée sur une mer de champs moutonneux. Cet isolement convenait parfaitement aux villageois. Le sol leur procurait la nourriture dont ils avaient besoin, le troc leur permettait d’obtenir les rares biens qu’ils ne pouvaient produire eux-mêmes, et les nouvelles du monde leur parvenaient par la bouche des voyageurs de passage. Ils cultivaient allègrement le sol au rythme que leur imposait la Terre dans son voyage annuel autour du Soleil. Ils arrivaient toujours à payer la taxe sur le riz, et il leur restait encore de quoi vivre confortablement. Impossible pour eux d’imaginer qu’on puisse quitter volontairement le Village aux Infinis Sourires.
 
      Grand-père reçut le message un mardi après-midi, au milieu du printemps. Un marchand de tissus ambulant le lui avait livré pour deux pièces de cuivre. Les oiseaux chantaient dans les arbres, et de minuscules pousses vertes perçaient la terre un peu partout. L’air était doux et chargé de vie. Des porcelets du printemps poussaient des cris aigus dans les enclos derrière les maisons ; çà et là, des canards et des poulets picoraient des graines et des insectes. Le monde était neuf, vert et délicieux. Qu’aurait-on pu demander de mieux ?
      La nouvelle fit vite le tour du village, causant tout un émoi. En effet, c’était le premier message écrit qu’un villageois eût reçu depuis plus de trois ans. Et, comme le message précédent avait été porteur de mauvaises nouvelles, on craignait que ce nouveau contact avec le monde extérieur n’augure rien de bon.
      Grand-père comprenait à quel point ce bout de papier plié en trois était important pour le village tout entier. Il attendit patiemment que tous les villageois soient rassemblés dans la cour. Puis, avec l’ongle de son pouce gauche, il décolla posément le sceau de cire d’abeille qui cachetait la missive. Il déplia ensuite soigneusement le bout de papier et l’approcha de son visage. Ses yeux usés mirent un moment avant de distinguer nettement les caractères tracés avec art. Remuant les lèvres en silence, il déchiffra laborieusement le message.
      « C’est un message de mon vieux Maître, qui est aussi un ami très cher. C’est lui qui m’a pris comme élève et qui m’a enseigné à lire et à écrire. C’est lui aussi qui m’a transmis la sagesse des anciens. À ses côtés, j’ai voyagé un peu partout en Asie. Enfin, après quatre ans en sa compagnie, quand est venu pour moi le temps de décider si je retournerais chez moi ou si je continuerais à étudier, c’est lui qui m’a conseillé de revenir dans mon village, auprès de mes chers parents, qui nous ont quittés il y a déjà longtemps. Et voilà que mon Maître a dépensé de précieuses pièces de cuivre pour m’inviter à venir le voir en ville, afin que nous discutions une fois de plus du sens de nos vies et d’autres sujets d’importance.
      — Mais, Grand-père, s’exclama un voisin d’une voix incrédule, vous savez que la ville est fort éloignée de notre village. Il faudrait au moins quatre jours à un jeune homme pour marcher jusque-là. Et, avec tout le respect que je vous dois, honorable Grand-père, il y a bien longtemps qu’on ne vous a pris pour un jeune homme.
      — La distance n’a aucune importance, répliqua Grand-père. Mon vieil ami, qui fut aussi mon Maître, me demande d’aller le voir. Il est évident que je dois m’y rendre. Toute distance s’abolira quand je songerai aux merveilleuses discussions à venir. Quant à mon âge… je suis vieux, bien sûr, mais j’ai veillé à préserver mon énergie justement pour ce genre d’aventure. Comment pourrais-je refuser une occasion pareille ?
      — Vous allez donc y aller, Grand-père ? insista le voisin. Vous allez faire le voyage jusqu’à la ville ? »
      Grand-père redressa la taille. Il n’aimait pas l’accent de doute qu’il percevait dans les propos du voisin. Il inclina solennellement la tête. De nombreux voisins hochèrent la leur.
      « Eh bien, Grand-père, si vous êtes vraiment décidé, nous vous souhaitons tous la meilleure des chances. »
      Grand-père demeura ferme.
      « Merci, dit-il. Je partirai dans quatre semaines. »
      La foule se dispersa peu à peu, et chacun retourna à ses affaires. Certains doutaient qu’un homme de cet âge puisse accomplir un tel voyage. D’autres se demandaient comment quelqu’un qui avait l’immense bonheur de vivre dans le Village aux Infinis Sourires pouvait envisager de s’en éloigner.
 
      Les semaines suivantes, tout se passa comme d’habitude. Les activités des villageois étaient réglées par les besoins des champs et des pâturages. Tous étaient si occupés qu’ils n’avaient guère le temps de songer au voyage imminent de Grand-père. On croyait que le vieil homme aurait la sagesse d’oublier son projet et qu’il resterait tranquillement chez lui, dans le bonheur et la sécurité.
      Mais Grand-père n’oublia pas. Plus le jour du départ approchait, plus l’excitation le gagnait. Un matin, à son lever, il adressa ces mots à sa famille :
      « Aujourd’hui, je pars pour la ville afin de rendre visite à mon vieil ami et cher Maître. Belle-fille, peux-tu me préparer des gâteaux de riz et des légumes que je mangerai en route ?»
      Ses proches n’en croyaient pas leurs oreilles. Grand-père persistait dans son projet insensé. C’était un voyage de plusieurs jours. Le temps était à présent très chaud. La route était sèche et poussiéreuse. Pourquoi quelqu’un, et en particulier ce cher, ce très cher Grand-père, voudrait-il quitter le confort du village pour courir péniblement les routes jusqu’à une grande ville inconnue ?
      Grand-père poursuivit ses préparatifs, malgré les membres de sa famille qui, les uns après les autres, tentaient de lui faire changer d’idée. Enfin, il fut prêt à partir. Il sortit de la maison avec un panier de nourriture et une bouteille d’eau.
      « Voilà, je m’en vais. Pensez souvent à moi avec affection. Moi, je penserai beaucoup à vous. »
      Puis il se retourna et contempla la route étroite et poussiéreuse qui menait à l’extérieur du village. De nombreuses années avaient passé depuis que, tout jeune encore, il avait quitté son village pour aller étudier. À présent, songeant à son âge et à la distance qui le séparait de la ville, il se rendit compte qu’il ne voulait pas quitter sa famille.
      Petite Orchidée, sa petite-fille, discerna une ombre sur le visage de son grand-père et comprit qu’il ne voulait pas partir. Il fallait qu’elle trouve le moyen de l’aider.
      « Grand-père, vous allez me manquer quand vous serez au loin, et je penserai chaque jour à vous avec affection. Mais je me demande, cher Grand-père, s’il est sage que vous portiez vos belles pantoufles brodées sur une route aussi poussiéreuse ?
      — Ah, tu as bien raison, ma chère Petite Orchidée, répondit Grand-père en retirant ses pantoufles et en les tendant à Premier Fils, le père de Petite Orchidée.
      — Très cher Grand-père, vos pantoufles sont maintenant protégées, mais qu’en est-il de votre belle tunique de soie ? Elle souffrira elle aussi d’un voyage long et poussiéreux !
      — Une fois de plus, tu as tout à fait raison, Petite Orchidée. Je vais laisser ma tunique à ton père si patient afin qu’il la mette à l’abri jusqu’à mon retour.
      — Ô Grand-père, vous qui êtes sur le point de partir en voyage, votre magnifique pantalon est beaucoup trop précieux pour que vous le portiez au cours d’un voyage aussi long et dangereux. Vous allez l’abîmer irrémédiablement en lui faisant affronter jour après jour des nuages de poussière.
      — En vérité, comme j’ai de la chance d’avoir une petite-fille si jeune et si pleine de bon sens ! Je me rends compte à présent qu’il me faut vous laisser mon pantalon afin que vous le protégiez. »
      Grand-père enleva alors son pantalon.
      — Au revoir, ma famille ! Au revoir, mon cher village ! Souhaitez-moi bonne chance ! » lança Grand-père en commençant à s’éloigner, chargé de son panier de nourriture et de sa bouteille d’eau, et vêtu de sa seule chemise.
      Il s’arrêta au bout de quelques pas, conscient que quelque chose clochait. « Regardez ! Ou plutôt, non, ne regardez pas ! Me voici sur la route en sous-vêtements ! Où avais-je la tête ? Comment puis-je faire un tel voyage en sous-vêtements ? Que dirait mon ami et Maître si je me présentais chez lui vêtu comme un bébé ou comme un mendiant ? Je n’ai pas le choix : il faut que je reste ici jusqu’à ce que j’aie résolu le problème des vêtements de voyage. »
 
      Grand-père revint sur ses pas en toute hâte, arracha ses vêtements à Premier Fils et les enfila prestement.
      « Grand-père, déclara Petite Orchidée avec ferveur, c’est sûrement un signe que vous devez rester dans votre petit Village aux Infinis Sourires, au sein de votre famille qui vous aime tendrement. »
      La famille tout entière poussa un soupir de soulagement en comprenant que Grand-père resterait à la maison au moins jusqu’à ce qu’il ait réglé le délicat problème des vêtements. Mais que se passerait-il alors ?
      La réponse à cette question ne se fit pas attendre. Quelques heures plus tard, Grand-père trempait son pinceau dans l’encre et traçait, au verso de la missive qu’il avait reçue, un message à l’intention de son vieux Maître :
 
      Mon cher ami et Maître,
      Des responsabilités familiales m’empêchent présentement de voyager. Peut-être pourriez-vous nous honorer d’une visite, ma famille et moi-même ?
      Votre humble ami et disciple.
 
      Le message fut remis, avec un sac rempli de gâteaux de riz et de légumes, à un rétameur qui se rendait à la ville.
      Tout en sirotant son thé, Grand-père observa le soir tomber et effacer peu à peu toute trace de la route. Il était très heureux d’avoir modifié ses plans. Puis il regarda Petite Orchidée et se sentit doublement heureux de savoir que sa petite-fille le comprenait si bien.
 
 

 

Barrie Baker
Le village aux infinis sourires et autres histoires
Montréal, Les 400 coups, 2001
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