Quand Mathilde s’éveille, au matin de Pâques, elle voit, au pied de son lit, un petit paquet ovale. Elle l’ouvre avec précaution. Dedans, il y a un gros œuf en chocolat. En agitant un peu cet œuf, Mathilde entend qu’il y a quelque chose à l’intérieur. Elle enlève le beau ruban vert qui entourait son œuf et l’ouvre.
Dans l’œuf à la coque arrondie comme celle d’un berceau, repose un joli petit bébé de sucre rose. Mathilde le regarde, ravie.
― Quelle bonne idée, murmure-t-elle à son bébé de sucre en l’effleurant des lèvres, quelle bonne idée tu as eue d’arriver le jour de Pâques. Je vais t’appeler Pâquito !
Elle joue un moment avec lui, le renifle avec délectation – c’est fou ce qu’il sent bon –, le glisse dans une petite chaussette de poupée pour qu’il ne reste pas tout nu à grelotter, puis le couche dans sa pantoufle, bien au chaud, pour grignoter tranquillement son œuf en chocolat.
Un peu plus tard, sa maman l’appelle :
― Mathilde, tu es réveillée ? Alors viens vite prendre ton petit déjeuner.
Mathilde saute du lit, enfile la pantoufle gauche, commence d’enfiler la pantoufle droite…
― Ah, mon bébé de sucre ! Je l’avais un peu oublié… Pourvu que je ne l’aie pas abîmé !
Le bébé de sucre n’a pas trop souffert, mais il ressort tout de même un peu aplati… Mathilde lui fait un bisou sur le nez pour se faire pardonner de s’être plus occupée de son œuf en chocolat que de lui. Il n’a pas l’air fâché et sourit toujours.
― Écoute, Pâquito, lui dit Mathilde, je te sors de ma pantoufle le temps de descendre à la cuisine prendre mon petit déjeuner, parce que si j’y vais pieds nus, maman va drôlement me sonner les cloches ! Je vais te coucher dans mon lit pendant ce temps-là. Sois bien sage ; je vais revenir très vite.
Elle pose son bébé de sucre sur son oreiller, le couvre de ses draps jusqu’au nez, borde soigneusement son lit pour qu’il ne puisse pas tomber et descend prendre son petit déjeuner.
― Je vois que tu as trouvé ton œuf, Mathilde, lui dit sa maman. Tu as de superbes moustaches brunes !
― Sais-tu, maman, ce qu’il y avait dans mon œuf ? demande Mathilde en prenant un ton mystérieux.
― Je ne sais pas, répond sa maman. Des petits poissons en chocolat ? De tout petits œufs fourrés de crème ? Des bonbons ?
― Non, non, non, fait Mathilde avec la tête à chaque supposition de sa maman.
― Je donne ma langue au chat, dit maman en souriant…
― Eh bien, répond Mathilde un peu solennelle, comme quelqu’un qui annonce une grande nouvelle, dans mon œuf à moi, il y avait un petit bébé tout rose, tout mignon, et qui sent très bon ! Il est sorti de mon œuf, ce matin. Voilà !
Max, son frère, se met à pouffer de rire :
― Ce qu’elle est bête cette fille, dit-il, un petit bébé, ça n’est pas un poussin ! Ça ne sort pas d’un œuf !
― Je sais bien que les bébés des mamans sortent de leur ventre et pas d’un œuf, répond Mathilde, vexée qu’on se moque d’elle, mais les bébés des petites filles, moi je t’apprendrai qu’ils sortent d’où ils veulent et quand ils veulent. Voilà.
Et elle ajoute, la voix tremblante parce qu’elle est un peu triste sans bien savoir pourquoi :
― Et puisque tu te moques de moi, je te défends d’y toucher et je ne te dirai même pas comment il s’appelle. Bien fait pour toi.
Et elle remonte dans sa chambre en courant, pressée, tout à coup, de retrouver son bébé de sucre rose. Elle le prend dans le creux de sa main et lui murmure :
― Tant pis si les autres ne croient même pas que tu es mon petit bébé. On s’en fiche. On n’a pas besoin d’eux. On n’a qu’à dire que tu n’as que moi, d’accord ?
Le bébé de sucre sourit toujours. Ça n’a pas l’air de le gêner, d’avoir si peu de famille. Alors Mathilde le remet bien à l’abri dans l’une de ses pantoufles, pour que sa maman puisse faire son lit.
Bientôt ses cousins et cousines arrivent, invités pour le jour de Pâques. Tout l’après-midi, parce qu’il fait très beau, les enfants jouent dehors. Ce n’est qu’en fin d’après-midi que Mathilde repense à Pâquito. Alors elle dit à sa cousine Marie :
― Tu sais que j’ai eu un bébé, ce matin ?
― Oh, répond Marie, ce n’est pas vrai. Tu n’es pas assez grande !
― Mais si, mais si, triomphe Mathilde, je t’assure que j’ai eu un petit bébé ce matin. Il est très doux, tout rose, et il sent très bon. Viens, je vais te montrer si ce n’est pas vrai !
Et toutes deux rentrent dans la maison en courant. Mathilde ouvre la porte de sa chambre en mettant un doigt sur la bouche.
― Chut, dit-elle, peut-être qu’il dort…
La chambre de Mathilde est bien rangée, sa maman y a fait le ménage. Les pantoufles sont à leur place, sous le radiateur, bien au chaud.
― Il est là… chuchota Mathilde à sa cousine.
Et elle sort le bébé de sucre de sa pantoufle tiède.
Mais que se passe-t-il ? Le bébé est devenu tout mou, il colle aux doigts.
― Beurk, dit Marie, il est dégoûtant. Un bébé comme ça, moi, je n’en voudrais pas !
Mathilde descend dans la cuisine en courant.
― Maman, crie-t-elle, maman, regarde ! Mon bébé est devenu tout mou…
Elle est prise d’une grosse envie de pleurer.
― Voyons, Mathilde, lui reproche sa maman, tu aurais dû le dire, que tu l’avais caché dans ta pantoufle ! Allons, ne pleure pas. Ce n’est qu’un bébé de sucre tout de même ! On va le mettre au frigo, et il redeviendra comme avant.
Sitôt dit, sitôt fait. Mais un peu plus tard, quand Mathilde ressort son bébé de sucre du frigo, on ne peut pas vraiment dire qu’il soit redevenu comme avant. Sa tête n’est plus aussi ronde, il a les mains presque palmées, bref, il n’a plus tout à fait l’air d’un vrai petit bébé.
Mathilde se sent un peu désemparée. Elle pense :
― C’est dur de surveiller un bébé… Même un bébé de sucre… Il faudrait toujours avoir l’œil dessus pour être sûre qu’il ne lui arrivera rien…
Elle soupire. Il a une drôle d’allure, mais enfin, c’est son bébé chéri ; elle l’aime toujours…
Pour le protéger, elle le fourre dans sa poche. Il y reste quelques jours. Elle ne s’en occupe plus guère ; cependant, elle le tâte souvent au fond de sa poche, pour s’assurer qu’il est toujours là. Mais un soir qu’elle regarde la télévision, elle veut sucer son pouce, comme ça, et par distraction, elle se met à sucer son bébé de sucre.
― Hum, pense-t-elle, ce qu’il est bon ce bébé… je peux bien le sucer encore un tout petit peu… Je n’ai qu’à dire que je lui fais sa toilette, comme font les chattes avec leur chaton…
Et elle le lèche encore un tout petit peu. Quand elle s’arrête, le bébé de sucre est réduit de moitié : et on ne distingue plus son sourire.
Mathilde est consternée. Elle se demande s’il ne vaudrait pas mieux, à présent, l’avaler en entier. Elle résiste à la tentation, mais c’est dur parce que maintenant qu’elle l’a goûté, il lui fait envie tout le temps ! Alors il y a des moments où elle a trop de mal à résister…
Un matin, personne ne veut lui donner de bonbon à la récréation :
― Je m’en fiche, crie-t-elle.
Mais elle ne s’en fiche pas du tout et elle se sent triste, si triste qu’elle sort le bébé de sucre de sa poche et le suçote encore un peu pour se consoler.
Un dimanche, elle tombe sur le sentier caillouteux de la forêt, et s’écorche le genou sur un petit caillou pointu, sûrement le plus pointu de toute la forêt. Alors naturellement, elle se met à pleurer, elle dit qu’elle ne peut plus marcher, que son papa doit la porter ! Mais son papa, qui n’est pourtant pas très loin, ne se dérange même pas pour venir voir l’accident !
Il s’énerve, là, en bas du sentier, lui crie de se relever toute seule et en vitesse et d’arrêter d’ameuter toute la forêt pour un petit bobo de rien du tout !
Mathilde est ulcérée. Elle plonge la main dans sa poche pour prendre son bébé à témoin de l’injustice du monde en général et de son papa en particulier. Mais elle ne voit aucune trace de compréhension, de compassion, sur le visage aplati du bébé de sucre ! Lui aussi, on dirait qu’il s’en moque, du genou de Mathilde. Prise de colère, elle lui croque les deux pieds d’un seul coup de dents.
Voilà. Bien fait. Qu’est-ce que tu dis maintenant ?
Le bébé ne dit rien de plus qu’avant, et Mathilde a un peu honte. Elle se demande à présent si elle n’a pas plus mal au cœur que mal au genou…
C’est un mauvais dimanche et voilà tout…
Les jours suivants, à force de le tripoter, Mathilde constate que son bébé est de moins en moins rose. À force de le suçoter, il est aussi de plus en plus petit. Tout cela désole Mathilde ; cependant, sans savoir pourquoi, elle ne se résout pas à l’avaler en entier.
Mais un soir qu’elle fait de la balançoire et qu’elle crie à sa maman de la pousser plus haut, toujours plus haut, jusqu’aux arbres, jusqu’au toit de sa maison, jusqu’aux oiseaux, elle perd Pâquito ! Juste au moment où elle allait atteindre le ciel ! Elle s’en aperçoit tout de suite ; elle sent que quelque chose lui manque, elle lâche la balançoire d’une main, fouille dans ses poches, manque de tomber…
― Arrête, crie-t-elle à sa maman, arrête donc tout de suite ! J’ai perdu mon bébé !
Toutes deux le cherchent dans l’herbe, mais elles ne le retrouvent pas.
― Pourtant, pense Mathilde, un bébé de sucre rose dans l’herbe verte, ça devrait se voir ; on devrait pouvoir le retrouver facilement… Mais non.
Alors, se dit Mathilde, s’il n’est pas dans l’herbe, où est-il passé ?…
― Puisque tu l’as perdu pendant que tu te balançais très haut, lui dit sa maman, peut-être s’est-il envolé…
Mathilde va se blottir dans les bras de sa maman.
Toutes deux regardent le ciel. Le soleil se couche ; l’air est encore doux ; et là, juste au-dessus du jardin, flotte un petit nuage rose et joufflu. Mathilde le regarde, songeuse…
Elle n’ose pas le dire, mais elle pense :
― Le voilà, mon bébé de sucre rose…
Un peu plus loin, un gros nuage semble l’attendre patiemment.
― Ce doit être son autre maman, pense Mathilde.
Elle se sent un peu triste, un peu seule maintenant. Mais sa maman la serre très fort dans ses bras et lui murmure :
― Tu auras d’autres bébés, tu sais…
Mathilde sait que c’est vrai. Quelque chose de très doux rentre dans son cœur.
Sa maman retourne à la maison.
Mathilde reste seule.
Alors elle remonte sur la balançoire et se balance longtemps, toute seule. Très haut, de plus en plus haut, presque jusqu’au ciel où dansent les oiseaux.
Jo Hoestlandt
Le bébé de sucre
Arles, Actes Sud Junior, 1997
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