Aïssata et Tatihou

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     Ce matin-là, tout était calme. Le soleil faisait briller les hautes herbes, les palmes se balançaient, la chaleur était très forte. Un oiseau perché dans le frangipanier faisait entendre trois notes à intervalles réguliers. Trois notes comme ça : « Koukourou… koukourou… »
     Aïssata avait déjà préparé son ardoise et sa craie. Elle les avait enroulées dans un chiffon et avait croisé le chiffon sur son dos comme un sac à dos. Comme tous les matins, Aïssata allait marcher une heure sur la piste étroite et, tout d’un coup, l’école apparaîtrait. Elle y retrouverait Émilie, Jeannette, Kikou et madame Aminata.
     Deux ans déjà qu’Aïssata allait à l’école. Elle commençait à savoir beaucoup de choses.
 
     Soudain, il n’y a plus eu de « koukourou ». Rien qu’un grand silence. Aïssata s’est arrêtée.
À ses pieds, un petit lézard jaune se faufilait entre les herbes. Elle s’est accroupie pour le regarder. Le lézard s’est arrêté aussi. Les yeux comme deux perles vertes.
     Aïssata avait vu bien des lézards mais jamais avec des yeux verts ! Il devait venir de très loin.
     — Tu n’es pas d’ici, a dit Aïssata, étranger, hein ?
     Le lézard a remué légèrement la tête. Aïssata l’a pris doucement dans sa paume.
     Les deux perles vertes dardées droit sur elle brillaient d’amitié. Elle l’a mis dans sa poche. Elle l’appellerait Tatihou. Elle a répété son nom plusieurs fois : « Tatihou, Tatihou… » Et le petit lézard se tenait calme dans sa poche, comme s’il appréciait d’être appelé ainsi.
     L’oiseau koukourou se taisait toujours. Mais Aïssata s’est remise en route. Madame Aminata n’aimait pas qu’on soit en retard.
     Une histoire de koukourou qui ne chantait plus ne l’empêcherait pas de faire un trait au tableau. Au bout de trois traits, on n’avait pas d’image à la fin du mois. Et Aïssata aimait beaucoup les images. Elle en avait déjà sept.
     Soudain, une grande clameur s’est élevée dans le ciel blanc.
     Il y a eu un crépitement. Aïssata s’est retournée. Loin derrière, des hommes en kaki armés de mitrailleuses et de machettes couraient en criant. Une fumée épaisse montait du village. Les flammes claquaient, les armes aussi. Aïssata a senti ses jambes trembler. Son cœur sautait dans sa poitrine.
     La guerre. On en parlait sous le frangipanier le soir. Maintenant elle était là.
     La guerre, ce sont des hommes en kaki qui hurlent, des armes qui claquent, des flammes qui crépitent, des gens qui crient. Après il y a du sang, de la fumée, des morts et beaucoup, beaucoup de larmes.
     Aïssata tremblait si fort qu’elle ne pouvait plus marcher. Alors, sans savoir comment, elle s’est laissée tomber dans les grandes herbes sur le bord de la piste.
     Et elle a commencé à pleurer. Elle voulait voir maman. Et tante Julie. Et son petit frère. Son père, elle ne pouvait pas y penser, il y avait bien longtemps qu’il avait disparu. Un jour, il n’était pas revenu.
     Aïssata a cessé de pleurer et a commencé à marcher en direction de son village.
 
     Quelque chose en elle se refusait à rester sur la piste. Aïssata a donc marché au milieu des herbes effilées. Elles étaient hautes et lui éraflaient les bras et les jambes. Mais Aïssata était à couvert.
     Son ventre, alourdi par la peur, lui faisait mal. Le bruit et la fumée se rapprochaient. Elle s’est mise à courir. Quand elle s’est trouvée à cent mètres de son village, elle a vu que le feu s’étendait partout. Il avait atteint les palmiers et les maisons brûlaient.
     Aïssata ne voyait plus les hommes en kaki, mais les cris, elle les entendait.
     Voix de femmes, pleurs de bébés.
     Elle a accéléré.
     Dans sa poche, elle sentait Tatihou, le petit lézard jaune, qui s’accrochait au tissu.
     Et malgré sa frayeur, elle aimait bien sentir la forme rugueuse. Le lézard était confiant.
     Tout bas, Aïssata appelait : « Maman ! »
 
     Tout à coup, un garçon à peine plus grand qu’elle a débouché d’un fouillis d’herbes. Vêtu de kaki comme les soldats. Armé d’une machette. Il criait en tendant la lame à bout de bras.
     C’était un enfant-soldat.
     Il était arrivé sans bruit. Aïssata a fait un écart. Elle avait entendu parler des enfants-soldats. Sans foi ni loi, c’est ce qu’on disait. Enrôlés de force, formés pour faire la guerre, comme les hommes en kaki.
     Pas de pitié, pas de quartier. Ainsi ils évitaient la faim.
     Aïssata s’est laissée tomber, les yeux écarquillés, la bouche sèche.
     Pour la deuxième fois, ses jambes avaient plié sous elle. Le garçon la toisait.
     C’est alors qu’un autre garçon en kaki est sorti du fourré. Plus petit que le premier, un mètre trente tout au plus. Juste comme Aïssata. Mais sa figure était si maigre et son regard si sombre qu’il semblait vieux.
     Il a regardé Aïssata.
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     — Laisse tomber, c’est ma cousine, elle est comme nous !
     C’est ce qu’il a dit. Bien sûr, Aïssata n’était pas comme lui. Elle n’était pas sa cousine. Elle ne l’avait même jamais vu.
     — Je m’en fous ! a répliqué le grand, tu sais bien ce que le chef a dit…
     Le plus petit ne l’a pas laissé finir :
     — Laisse, j’te donnerai ma ceinture !
     Alors le grand a fait oui de la tête et est parti vers la fumée et les cris. Le garçon d’un mètre trente a encore parlé :
     — Ne retourne pas au village, il n’y a plus rien. Je m’appelle Pierre, mais on m’appelle Pip.
     — Je veux voir maman, a dit Aïssata, mais Pip a secoué la tête.
     — Il ne reste rien. Juste le couvent au nord. Traverse la brousse, cours tout droit et tout au bout de la piste tu vas le trouver.
     — C’est où le nord ?
     Pip a mouillé son doigt et a montré :
     — Le nord, c’est où le vent souffle.
     Mais le vent ne soufflait pas. L’air était lourd, il sentait la fumée.
     — Ça ne fait rien, a dit Pip, le nord, c’est là-bas, après les champs de coton.
     Aïssata a dit très vite :
     — J’ai un lézard, il s’appelle Tatihou !
     Pip a hoché la tête et elle a couru tout droit dans la direction qu’il avait indiquée.
     Aïssata courait, s’arrêtant parfois pour mouiller son doigt, mais il n’y avait toujours pas de vent. Seulement on sentait moins la fumée, ça voulait dire qu’elle allait bien dans la direction prévue. Quand la chaleur a commencé à diminuer un peu, la lisière blanche des champs de coton s’est dessinée.
     Aïssata a fait encore quelques pas.
     Ses pieds étaient écorchés, son estomac vide et Tatihou avait faim. Les champs de coton avaient triste allure. Les tiges étaient écrasées, seules quelques fleurs blanches résistaient. Aïssata sentait le découragement l’envahir ainsi que la soif. Elle a séché les larmes qui glissaient sur ses joues, mais elles étaient salées.
     Ça devait être le nord car elle a bientôt vu les murs du couvent se dresser.
     Une Jeep était garée devant. Aïssata est entrée. La cour était déserte, emplie seulement de bruit. Cela venait de la chapelle.
     Peut-être que maman était dedans ? Et tante Julie ? Et le petit frère ?
 
     Aïssata avait de plus en plus soif et ses lèvres étaient craquelées.
     Une petite fontaine se cachait dans l’ombre du mur. Elle a bu dans sa main. Tandis qu’elle se penchait pour boire encore, elle a reconnu sœur Marie-Rose qui se précipitait vers la chapelle avec des hommes en kaki.
     Il y a eu des cris, un crépitement, le silence. Aïssata a senti un goût âcre dans sa bouche et son cœur s’est mis à battre très fort. Dans sa poche, Tatihou a sursauté. La religieuse et les hommes sont ressortis. Ils ont sauté dans la Jeep.
     Aïssata a entendu le moteur. Puis encore le silence. Quelque chose a empêché ses jambes de marcher vers la chapelle. Quelque chose en elle l’a obligée à se glisser hors du couvent. À marcher, droit devant.
 

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     Quand la lune s’est mise à briller dans le ciel, elle a remarqué un trou d’eau entouré de palmiers. Elle a fait halte. L’eau était douce. C’était une eau qui vous faisait oublier les ampoules, les chagrins, la fatigue et la soif. Des noix de coco étaient tombées. Elle en a fracassé une contre la pierre. La chair était parfumée. Le lait, frais. Elle a mis une lamelle de noix de coco dans sa poche pour Tatihou. Et elle s’est endormie d’un coup. Sans avoir eu le temps d’avoir peur de la nuit, des bêtes, des bruits. Des hommes en kaki. De la guerre.
 
     Au matin elle a continué à avancer tout droit. Elle voulait marcher jusqu’à ce qu’elle rencontre de la vie, des gens. Elle a marche très longtemps.
     Enfin, serrées comme les petites maisons d’un village, des tentes formaient un campement. Avec des banderoles ornées de croix rouges sur leurs toits.
     Aïssata a franchi la barrière.
     Des femmes, des enfants, des hommes se pressaient autour des tentes. Ils étaient maigres et la lumière manquait dans leurs yeux.
     D’autres hommes et d’autres femmes en blouse blanche couraient, affairés. L’un d’eux s’est approché d’Aïssata :
     — Mais d’où tu viens, toi ? Et comment tu t’appelles ?
     Aïssata était trop fatiguée pour répondre, elle a montré l’horizon derrière elle.
     — Oh, oh ! montre-moi tes pieds, a repris le docteur, il faut nettoyer ça tout de suite !
     Il a fait entrer Aïssata sous une grande tente blanche et l’a déposée doucement sur la table d’auscultation. Il a écouté son cœur avec son stéthoscope et a passé doucement une compresse sur ses pieds :
     — Ça ne pique pas, a-t-il dit.
     Puis il a pressé un coton imbibé de rouge sur les égratignures et il a sifflé :
     — Super, les pieds rouges, c’est la mode !
     Et Aïssata a ri malgré sa tristesse. Elle a sorti Tatihou de sa poche.
     — Mon lézard n’aime pas la noix de coco !
     Le docteur l’a examiné :
     — Deux moucherons pour son casse-croûte, et ça ira tout seul !
     Il a tendu à Aïssata une boîte de pastilles vide pour le lézard et un drap pour elle.
     — Tu vas dormir dans la tente des enfants. Plus tard, on cherchera ta famille.
     Une dame en blanc a donné un bol de manioc à Aïssata, puis elle l’a prise par la main et emmenée dans la tente des enfants. Douze enfants dormaient sur douze lits de toile. La dame en blanc en a installé un treizième.
     — Mets ton drap dessus et ta petite boîte. C’est ta place. Tu es chez toi ici maintenant.
 
     Le lendemain, quand Aïssata s’est éveillée, Tatihou faisait des allers-retours dans la boîte de pastilles. Il a posé sur elle l’éclat de ses perles vertes et s’est absorbé dans la dégustation d’un moucheron. Il semblait joyeux, Aïssata se sentait mieux.
     Elle est allée de tente en tente demander aux gens s’ils avaient vu maman, tante Julie et son petit frère. Mais personne ne savait rien. Alors elle a demandé des nouvelles de Pip. Les gens ont ouvert de grands yeux et dit qu’un enfant-soldat ne pouvait être quelqu’un dont on se souciait, qu’il appartenait forcément à ceux qui faisaient la guerre. Les ennemis.
     Mais Aïssata a fait non.
     — Il m’a sauvé la vie, il est gentil ! elle a dit.
     Alors les gens ont été bien attrapés. Et puis ils se sont mis à réfléchir et à hocher la tête :
     — Après tout, c’est un enfant, ils ont dit.
     Et avec un enfant, tout est possible.

 

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Jocelyne Sauvard ; Daniela Cytryn
Aïssata et Tatihou
Paris, Éditions du Sorbier, 2007
(Adaptation)

 

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