Pablo aime s’endormir en écoutant le son de la mer. Même s’il ne l’a jamais vue, il sait par son grand-père, qui était marin, que la mer est beaucoup plus grande que la prairie qui s’étend à l’ouest, qu’elle a beaucoup plus d’eau que le fleuve qui traverse la vallée et que l’on ne peut pas la cerner d’un coup d’œil.
Pablo n’est pas un vacher. Quand il ne va pas à l’école, avant de rentrer au village, il aime accompagner son frère André et les vaches, les compter, même si parfois il se trompe et qu’André doit lui expliquer que le 13 vient après le 12 et avant le 14.
À part regarder la mer, écouter les histoires de son grand-père et aller sur les pâturages avec son frère André et les vaches, ce que Pablo désire le plus, c’est d’apprendre à lire.

Julia, sa voisine, est la fille qu’il préfère. Elle sait déjà lire, même s’il pense que souvent elle invente les mots qu’elle ne connaît pas. Car quand il lui demande de lire une histoire que sa mère lui a déjà lue un soir au coucher, il se souvient que certaines choses que Julia dit sont différentes de ce que sa mère lui lit.
— Grand-père, tu m’emmèneras un jour voir la mer ?
— Oui, Pablo, un jour quand tu seras un peu plus grand, nous descendrons la corniche escarpée. Non seulement tu pourras la voir, mais tu pourras même te baigner sur la petite plage derrière le cap.
— Et ce sera quand ?
— Je te l’ai déjà dit, quand tu seras un peu plus grand ; si nous descendions à présent par ces roches ce serait très dangereux.
— Est-ce que papa pourra venir avec nous ?
— Si tu le convaincs, pourquoi pas?
— Hé, André, la Lunatique a un œil qui ne te regarde pas.
— Oui, Pablo, tu ne sais pas que la Lunatique est bigle ?
— Oui, elle est bigle, mais avant elle ne l’était pas.
— Que veux-tu dire par là ?
— Oui, avant tu la regardais et elle avait les deux yeux semblables, elle te regardait avec les deux.
— Écoute Pablo, je te l’ai dit plusieurs fois : la Lunatique est bigle de naissance.
— Parce que moi parfois, je louche mais je ne suis pas né bigle.
— Oui, Pablo, visiblement il ne te reste pas seulement à apprendre que le 13 vient après le 12 !
— Écoute Matias, la semaine prochaine je vais descendre voir la mer, avec grand-père et papa, par un chemin très raide dans les falaises.
— Avec qui parles-tu Pablo ?
— Avec personne, je jouais avec Matias.
— Si tu ne le laisses pas tranquille, un jour tu vas te planter des échardes.
— Nous irons voir la mer papa, grand-père et moi la semaine prochaine ?
— Non, Pablo, pas la semaine prochaine. Grand-père t’a dit quand tu serais plus grand.
— Maman, que se passera-t-il d’abord : je verrai la mer ou j’apprendrai à lire ?
— Julia, ce que je ne comprends pas dans cette histoire, c’est ce qui se passe après que les hérissons ont mangé les pommes.
— Ça n’a pas d’importance pour comprendre l’histoire et tu as ce problème parce que tu ne sais pas lire.
— Oui mais le reste non plus je ne sais pas le lire et je le comprends quand tu me le lis.
— Je te dis que ce n’est pas important !
— Toi non plus tu ne le comprends pas et tu n’oses pas me le dire !
— Puisque c’est comme ça je ne te raconterai plus d’histoires !
La mer n’est pas loin du village, mais le son que Pablo entend en s’endormant n’est pas celui de la mer. C’est le bruit de la conque que son grand-père lui a offert pour ses 4 ans et qui est posée sur sa table de nuit.
Les vaches que son frère André conduit à la montagne appartiennent à plusieurs voisins du village. Pablo et son frère les connaissent comme si elles étaient les leurs. Pablo pense qu’un jour, quand son frère sera plus âgé, les vaches lui appartiendront, il leur donnera un nom et les conduira à la montagne.
Et quand il sera grand et qu’il saura lire, il aura plus de livres que le maître. Il les mettra tous sur les étagères de la salle à manger. C’est lui qui les lira à son grand-père, qui ne sait pas lire, mais qui raconte des histoires aussi belles que celles des livres.
Et il se mariera avec Julia. Il aura oublié que les histoires qu’elle lui lisait autrefois avaient des mots différents de celles qu’elle lui lit maintenant.