Il y a bien longtemps, dans un pauvre village, se dressait une petite maison au toit en pente. Elle était meublée de deux lits étroits, de deux chaises et d’une table recouverte d’une jolie nappe en dentelle. Un poêle ventru servait à chauffer la pièce en hiver et à faire cuire la soupe.
Alena vivait avec sa Grand-mère. Elles possédaient une vache très maigre – Mlle. Minnie – et un petit jardin où poussaient quelques carottes et de rares pommes de terre. Les parents d’Alena étaient morts alors qu’elle n’était encore qu’un bébé. La jeune fille conservait l’alliance de sa mère dans une minuscule boîte en argent garnie de dentelle et, de temps en temps, elle l’essayait.
Le matin, lorsque les garçons du village se rendaient chez le rabbin pour étudier, Alena les accompagnait, sur les conseils de sa Grand-mère. Le soir, après le souper, elle lisait à voix haute. Elle apprenait son alphabet près du poêle pendant que sa Grand-mère faisait de la dentelle. Celle-ci conservait les pièces gagnées grâce à ses travaux de dentellière dans un pot placé sur la table.
— À ton tour, Grand-mère, de lire et de copier mon alphabet, lui dit un soir Alena.
— Moi ? Apprendre à lire et à écrire ! s’exclama la vieille femme.
— Qui sait, rétorqua Alena, un jour, tu pourrais en avoir besoin…
La Grand-mère se mit au travail en rechignant, puis elle montra à sa petite-fille comment confectionner de la dentelle. Mais Alena se piquait souvent.
— Pourquoi faut-il que j’apprenne à faire ça ?
— Qui sait, répondit sa grand-mère, un jour, tu pourrais en avoir besoin pour gagner un peu d’argent…
Un soir, vers la fin de l’été, le rabbin réunit tous les habitants du village devant la synagogue.
— J’ai reçu de bien tristes nouvelles d’Amérique, dit-il. Mon cher frère Samuel nous a quittés.
Les villageois soupirèrent et secouèrent la tête.
— Qu’il repose en paix, murmurèrent-ils.
— Peu avant sa mort, mon frère m’a envoyé un billet pour l’Amérique.
Le rabbin resta un moment silencieux, avant de poursuivre :
— Il souhaitait que j’aille le rejoindre là-bas.
— L’Amérique ! s’écrièrent en chœur les villageois.
— Hélas ! soupira le vieil homme. Je suis rabbin. Comment pourrais-je quitter mon village ? Comment pourrais-je abandonner mes villageois ?
Il leva les bras.
— Quelqu’un doit partir à ma place, quelqu’un que j’aurai choisi.
Tous les villageois se mirent à parler en même temps.
— Rabbin, écoute la raison ! C’est moi qui dois partir en Amérique, car je suis le plus fort !
— Rabbin, écoute le bon sens ! C’est moi qui dois partir en Amérique, car je suis le plus intelligent !
— Rabbin, écoute la logique ! C’est moi qui dois partir en Amérique, car je suis le plus courageux !
Le rabbin écouta. « Quelle vanité, quelle vantardise ! » pensa-t-il.
— Ce soir, je demanderai au Tout-Puissant de me guider, dit-il aux villageois. Rentrez chez vous. Demain, vous connaîtrez ma réponse.
Dès le lendemain matin, Alena et sa Grand-mère reçurent la visite du rabbin.
— J’ai décidé qu’Alena partirait en Amérique, annonça-t-il. La veuve de mon frère possède un petit atelier de couture à New York. Elle s’appelle Kay. Alena pourra l’aider dans ses travaux de couturière et apporter du réconfort à cette femme généreuse.
Les mains d’Alena se mirent à trembler. L’Amérique ! Si loin de sa Grand-mère ! Elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas fondre en larmes devant le rabbin. « Faites que je ne partes pas ! » pensait-elle.
— Vous êtes le meilleur juge, répondit tranquillement la Grand-mère au rabbin.
Mais au fond d’elle-même, elle était en proie au désespoir. Sa chère Alena, seule sur un bateau pour l’Amérique ! Son cœur lui disait une chose, sa tête une autre. Alena devait partir. La Grand-mère d’Alena passa les trois semaines qui suivirent à préparer le voyage de sa petite-fille.
Le matin du départ, il pleuvait si fort que l’on ne pouvait distinguer le ciel de la mer. « Le bonheur t’attend en Amérique ! » lui avait rassuré sa Grand-mère.
Alena était appuyée contre la rambarde du navire. Elle tenait fermement son chapeau pour éviter qu’il ne s’envole. À ses pieds, se trouvait une petite malle avec quelques vêtements et des carrés de dentelle. Elle avait glissé dans sa poche la petite boîte en argent garnie de dentelle, mais l’alliance de sa mère n’était pas à l’intérieur.
« Garde-la pour moi, Grand-mère », lui avait-elle murmuré en l’embrassant une dernière fois.
— Grand-mère ! s’écria-t-elle. Mais déjà le navire s’éloignait du quai, empruntait le chenal et se dirigeait vers la haute mer. Les parapluies disparurent peu à peu dans le brouillard. La pluie ruisselait sur le visage et dans le cou d’Alena.
Alena s’assit sur sa malle et fondit en larmes. Les passagers compatissaient à la douleur de cette toute jeune fille aux cheveux auburn et aux taches de rousseur. Mais que pouvaient-ils faire ? Entassés sur le pont, inquiets, parlant tous des langues différentes, se blottissant les uns contre les autres pour se tenir chaud, que pouvaient-ils faire pour Alena ?
Le navire vogua vers l’ouest pendant plusieurs jours. Au début, la mer fut houleuse. Alena resta allongée sur une couverture, trop malade pour manger ou dormir. Elle songeait à sa Grand-mère qui désormais préparait seule la soupe dans leur petite maison au toit en pente.
Le matin du quatrième jour, le soleil fit son apparition. Les passagers purent enfin sécher leurs vêtements. Ils jouaient aux cartes et chantaient, se querellant parfois. Mais la plupart du temps, ils racontaient des histoires et évoquaient leurs rêves. Pour eux, l’Amérique était une terre d’abondance où les rues étaient pavées d’or…
Alena se mit à coudre pour passer le temps. Toucher la délicate dentelle lui donnait l’impression que sa Grand-mère était près d’elle. Une petite fille aux yeux en amande grimpa sur ses genoux. Elles chantèrent et jouèrent ensemble. Puis Alena cousit une jolie poche en dentelle sur la robe de sa petite compagne. Ravie, la fillette se mit à danser. Alena agrémenta ensuite de dentelle le col et les poignets du manteau rapiécé d’une vieille femme. Il parut alors comme neuf !
Un garçon du nom de Lou, qui était fils de cordonnier, observait Alena dans ses travaux de dentellière.
— Bonjour ! dit-il, en touchant du bout des doigts le bord de sa casquette.
Alena sourit. Lou prit des morceaux de cuir dans sa caisse. Il confectionna des chaussons pour un bébé qui se mit à pleurer lorsque sa mère les enfila sur ses petits pieds dodus. Cette fois, Alena éclata de rire. Un peu plus tard, Lou et Alena se promenèrent sur le pont. Ils partagèrent un morceau de pain noir tandis que le navire tanguait sur l’océan.
Par une belle journée d’automne, ils aperçurent soudain la statue de la Liberté. L’Amérique ! On n’entendit plus un mot sur le pont. Tous les passagers, y compris les vieillards et les malades, se tenaient contre la rambarde. L’Amérique ! Ils étaient enfin arrivés à New York, cette ville fascinante où les immeubles gigantesques touchaient le ciel.
« Oh ! Grand-mère, pensa Alena, si seulement tu pouvais voir ce que je vois ! »
Le navire accosta à Ellis Island et les formalités commencèrent. Contrôles. Files d’atente.
« Votre nom ? » « Alena. »
« Votre âge ? » « 13 ans. »
« Vous êtes mariée ? » « Non. »
« Votre emploi ? » « Dentellière. »
« Vous savez lire et écrire ? » « Oui. »
« Vous êtes malade ? » « Non. »
— Alena !
Une femme aux cheveux clairs se précipita vers elle à travers la foule.
— Tu peux m’appeler cousine Kay, dit-elle.
Sa voix était douce et chaleureuse. Elle serra Alena dans ses bras.
— Comme le rabbin fut avisé de t’envoyer pour me tenir compagnie !
« Où est Lou ? se demanda Alena tandis que Kay continuait à parler. J’ai oublié de lui dire au revoir. »
Kay vivait dans Lower East Side, un quartier de l’est de Manhattan. Sa maison comptait trois étages. Il y avait une petite baignoire dans la cuisine et l’atelier de couture était installé dans le salon.
Chère Grand-mère,
Tu me manques. Cousine Kay m’a fait visiter la ville. J’aimerais tant que tu puisses voir les charrettes et les tramways. Mais il y a trop de gens en Amérique et les rues ne sont pas pavées d’or. Il n’y a pas de vaches. Cousine Kay m’a acheté un petit concombre au vinaigre. Demain, je commence à coudre.
Je t’aime, Alena.
Pour coudre, Alena choisit la chaise jaune placée près de la fenêtre, dans le salon. L’endroit était bien éclairé et elle pouvait voir ce qui se passait dans la rue. Elle aimait de plus en plus faire de la dentelle. De ses doigts agiles naissaient des cols, des poignets, des ceintures…
Tous les vendredis, Kay lui donnait trois pièces qu’elle déposait dans un pot.
Un après-midi, pour se distraire, Alena épingla un corsage de dentelle sur une robe blanche très simple qui était enfilée sur le mannequin d’essayage.
— Quelle belle robe de mariée cela ferait ! s’exclama Kay.
Miss Emily Levy se trouvait justement dans la boutique ce jour-là.
— Vous savez que je me marie bientôt ? dit-elle. Ce modèle me conviendrait tout à fait !
La robe de mariée fut ravissante. Si ravissante que la cousine d’Emily souhaita la même pour son mariage. Très vite, toutes les fiancées du quartier se succédèrent dans le salon de Kay.
— Tu dois aller à l’école, lui dit un jour Kay. Tout le monde parle anglais en Amérique. Il faut que mon Alena le parle aussi.
C’est ainsi que le lendemain matin, Alena se rendit à l’école. A-Apple. B-Boy. C-Carrot. Comme l’anglais lui paraissait difficile !
Chère Grand-mère,
Tu me manques plus que jamais. Il y a une bibliothèque remplie de livres. J’aimerais les lire tous ! Le dimanche, je fais de longues promenades dans les rues et je ne me perds plus. Il y a des fleurs dans les parcs.
Je t’aime, Alena.
Trois années s’écoulèrent. Alena était maintenant une jeune fille de seize ans.
Elle parlait l’anglais de mieux en mieux et confectionnait de magnifiques dentelles.
Par un dimanche glacé de mars, après avoir remonté la Cinquième Avenue, elle pénétra dans le parc. Les arbres étaient couverts de neige. Des luges dévalaient les collines. Alena s’assit sur un banc et aperçut un jeune homme dont le chapeau s’envola sous une forte rafale de vent. Elle éclata de rire. Le jeune homme se retourna. Lou ! Alena n’en croyait pas ses yeux. Lou, son ami sur le navire pour l’Amérique ! Alena lui fait signe de la main. Lou, le fils de cordonnier, lui rendit son salut. À son habitude, il aurait ensuite touché le bord de son chapeau si celui-ci ne s’était envolé.
Le dimanche suivant, ils se rencontrèrent à nouveau sur le banc du parc.
Et le dimanche après…
Chère Grand-mère,
J’ai un bon ami. Il fabrique des chaussures avec des morceaux de cuir. Il s’appelle Lou. Tu l’aimeras beaucoup, Grand-mère. J’en suis sûre.
Je t’aime, Alena.
Un soir, Alena rencontra les parents de Lou, son frère et ses trois sœurs. Elle avait apporté un panier à pain garni de dentelle. Lorsqu’elle partit, les deux petites sœurs de Lou fondirent en larmes.
— Tu m’épouseras ? lui demanda Lou sur les marches de l’escalier, à l’extérieur de la maison.
— Bientôt, répondit Alena en souriant et en lui prenant la main.
Les jours passèrent, puis les semaines. Alena travaillait beaucoup. Elle faisait de la dentelle du matin au soir. Un jour, le pot aux pièces fut plein. Elle se rendit alors à la compagnie maritime.
— Je voudrais un billet pour ma Grand-mère, dit-elle.
Tous les jours, Alena dévalait les trois étages pour ouvrir la boîte aux lettres. Enfin, par une journée de brise, le courrier qu’elle attendait arriva. Alena reconnut immédiatement l’écriture tremblée de sa Grand-mère.
Ma chère Alena,
J’ai cousu le billet dans la doublure de mon manteau. J’ai dit au revoir à notre village. Le rabbin va s’occuper de Mlle. Minnie.
Ta Grand-mère qui t’aime.
Le matin où le navire accosta dans le port de New York, il pleuvait si fort que l’on ne pouvait distinguer le ciel de la mer. Alena aperçut sa Grand-mère qui lui parut plus vieille et plus fragile que dans son souvenir.
Elle la serra longuement dans les bras.
— Je t’ai apporté quelque chose depuis l’autre côté de l’océan, murmura la vieille femme.
À ces mots, elle glissa l’alliance de la mère d’Alena dans la main de la jeune fille.
Puis elles regagnèrent ensemble la maison de Kay, où devait avoir lieu un mariage…