— Qu’est-ce que tu fais, attaché comme ça ?
— J’attends ma maîtresse.
— Ta maîtresse ?
— Oui, celle qui me donne à manger.
— Viens ! Je sais, moi, où trouver à manger.
Et Bruno détache rapidement son nouveau copain.
— Comment t’appelles-tu ?
— Sultan, répond le petit chien d’une voix inquiète, et toi ?
— Moi, je ne sais pas. Certains m’appellent Bruno, d’autres Solo. Mais je préfère Bruno.
— J’ai peur, Bruno.
— Ne t’en fais pas, on arrive tout de suite.
— Tu sais, je n’ai jamais marché tout seul dans la rue.
— Tu n’es pas tout seul, tu es avec moi. Et puis, dans la vie, on est toujours tout seuls.
— Qu’est-ce que tu entends par là ? Je ne comprends pas.
— Laisse tomber, ça n’a pas d’importance.
Bruno accélère le pas.
— On arrive tout de suite.
— Dis Sultan, ne serais-tu pas un de ces chiens qu’on voit dans les magazines ou au cinéma ?
— Non, je ne suis que le chien de Gabriela.
— Mais qui est Gabriela ?
— Je te l’ai déjà dit, c’est ma maîtresse.
— Et qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?
— Elle dessine. Elle dessine des ours, des souris, et surtout des chiens. Et elle dit qu’elle adore les chiens… et les chiennes bien sûr.
— Moi aussi, dit Bruno.
Les voilà à la décharge.
Quelques chiens farfouillent dans les détritus.
— Il y a tout ce que tu veux ici. Ton nez te guidera.
— Mais je ne sais pas comment faire, je n’ai jamais mangé comme ça, se lamente Sultan.
— À toi de voir. Moi, je vais de l’autre côté, c’est là qu’on trouve les meilleurs morceaux.
À peine ont-ils contourné la montagne d’ordures qu’une pluie de pierres s’abat sur eux.
Des gamins surgissent de derrière le squelette d’une voiture.
— Regardez, c’est Solo ! crie un des garçons. Il a un copain.
— On ne peut plus l’appeler Solo ! Désormais son nom sera Bruno.
— J’ai très peur, Bruno.
— Calme-toi. C’est leur façon de s’amuser ; ils viennent de la rue, comme moi.
Les deux chiens se réfugient dans un abri.
— Ici tu peux manger tranquillement, dit Bruno.
Sultan, inquiet, regarde autour de lui.
— On devrait rentrer, il est tard.
— Tu sais rentrer chez toi ? demande Bruno.
— Je ne suis jamais rentré tout seul.
— Tu ne t’es jamais perdu ?
— Je crois qu’une fois, j’ai sauté d’une voiture… Je ne sais plus. J’étais très jeune et je ne me rappelle plus. Tu crois qu’on va retrouver notre chemin ?
Les deux chiens se dirigent vers la ville.
— J’ai l’impression de connaître cet endroit, dit Sultan.
— On voit parfois sans regarder. Il paraît que même les vaches font cette expérience, dit Bruno, qui aime montrer ses connaissances.
Les premières maisons apparaissent bientôt.
— Regarde ce chien, dit Sultan. Il s’appelle Gramophone.
— Tu te trompes, c’est seulement la voix de son maître.
— Dis, Bruno, est-ce que c’est un vrai chien ?
— Tous les chiens sont de vrais chiens, mais il arrive que certains vivent seulement dans le souvenir.
— Je ne te comprends pas, Bruno.
Là-bas, on reconnaît le magasin devant lequel Sultan était attaché.
— On arrive, Sultan.
— Nous sommes très différents, toi et moi, n’est-ce pas Bruno ?
— J’habite dans la rue et toi… mais où habites-tu, au juste ?
Gabriela surgit à ce moment-là.
Étonnée, elle regarde les deux chiens et s’exclame :
— Mais où étais-tu passé, mon loulou ?
Bruno se réveille. Gabriela est toujours assise sur le canapé, le même livre entre les mains.