Peau noire peau blanche

Peau noire peau blanche

 

 

       On voit du bleu au loin, mais ici c’est gris béton, poussiéreux.
       Moi, c’est simple, je suis tout noir.
       Je m’appelle Issam et je suis le petit dans la famille.
       Mon père est grand et sénégalais. Il est grutier et chômeur… Il n’y a plus de grues à Marseille-Nord, mais il reste les Sénégalais.
       … et puis ma mère. Trop belle, maman, trop blanche. Et j’aime bien nos câlins.

 

       Ça y est, papa a trouvé du travail. On a déménagé.
       Marseille, c’était bien quand même et mes copains me manquent, Kevin, Tarek, Laura…
       Ici c’est pas pareil, il pleut souvent. Dans ma nouvelle école on ne voit jamais les montagnes. Et on n’aime pas trop les blacks. Ils sont méchants à l’école, je ne sais pas pourquoi.
       J’ai demandé à maman, elle a répondu parce que en me regardant dans les yeux. À Marseille, c’était notre jeu à tous les deux. Après je disais parce que quoi ?… Et elle répondait parce que que… J’aime bien quand elle dit parce que que avec ses grands yeux.
       On voit bien les montagnes aujourd’hui. C’est comme les grues de papa, on dirait qu’elles brillent.

 

       On repart. On bouge beaucoup dans le métier de mon père, c’est à cause des grues.        Faut les suivre. Mais cette fois c’est pas pareil, on va à Paris ! Trop grand, trop dur aussi, Paris !
       À l’école, aujourd’hui, on a voulu me piquer mon blouson. J’ai serré les poings dans mes poches. Mes grands frères sont arrivés, j’ai eu la trouille !
       Le soir, je pleurais, j’y pensais encore. On a joué à pourquoi, parce que, parce que quoi, parce que que avec maman, mais même ça, ça marchait pas.
       Alors papa est venu. Il a promis de m’emmener sur sa grande grue. La plus haute, celle qui touche le ciel.
       Grand, le ciel ! Vraiment vide… et rien en bas ; on voit même pas les gens. J’ai un peu peur, mais j’aime bien quand j’ai peur et puis c’est beau là-haut.

 

       On bouge encore. Chez nous, au Sénégal, on déménage jamais… Mon grand frère dit que c’est la France chez nous, et pas le Sénégal. Moi, j’en sais rien, mais il paraît que c’est jaune et vert là-bas, et rouge.

 

       On a décidé de rentrer au Sénégal. Paraît qu’il y a du travail là-bas. Fini de bouger ! Mon père, il sera patron, costume et tout, et tout.
       Hier soir, j’ai parlé à maman :
       — T’es contente de partir ?
       — Oui, mon Issam.
       J’aime bien quand elle dit mon Issam. Je me suis vu dans ses yeux, tout petit, tout noir, à l’envers. Trop fier.

 

       C’est drôlement bien ici, personne m’embête. Je joue comme je veux et j’ai plein de copains. Tout est différent : le ciel, les arbres, le soleil et même la poussière.
       Mais elle reste dans son coin, ma mère.
       Maman pleure. Papa la console. Il explique toujours, papa. Cette fois c’est à cause de la peau blanche. Ça me fait triste, mais moi je connais…
       — Je sais, je suis différente, mais c’est pas une raison. Alors pourquoi ?
       — Pourquoi, maman ? Mais parce que…
       — Parce que quoi, mon Issam ?

 

       Elle ne pleure presque plus, ma mère.
       — Parce que que… et les choses changent, maman.
       On rit tous les deux.
       Et je me vois dans ses larmes, tout petit, tout noir, à l’envers.
       Trop fier.

 

Yves Bichet
Peau noire peau blanche
Paris, Gallimard Jeunesse, 2000
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