Voilà bien longtemps, un bûcheron traversait une bambouseraie lorsque soudain le pied lui manqua, et il se retrouva au fond d’une tanière de tigresse.
Deux bébés tigres dormaient là, au creux de la fosse, et notre homme comprit, au premier coup d’œil, qu’il allait avoir bien du mal à se tirer de ce mauvais pas. La tanière était en forme de bol renversé, avec des parois abruptes, hérissées de rochers acérés. Seule une portion de paroi était lisse, mais haute de plus de dix pieds : le passage de la tigresse.
Par vingt fois, le bûcheron tenta de sauter hors de la fosse ; par vingt fois il retomba sur le dos. Pour finir, il se mit à tourner en rond, au désespoir, attendant sa fin.
Le soir tomba. Le vent apporta le cri de la tigresse. D’un bond souple elle se coula dans la fosse, elle déposa au sol une carcasse de daim et la dépeça pour ses petits.
Puis elle aperçut le bûcheron accroupi dans un coin, tout tremblant. Elle étira les pattes de devant, toutes griffes dehors, puis elle parut se raviser et se contenta d’arpenter sa tanière, pensive. Pour finir, au lieu d’attaquer, elle tendit à l’homme un bout de viande. Après quoi, le laissant manger, elle se retira avec ses petits au plus profond de la tanière.
Le bûcheron n’en menait pas large. Pour l’heure, raisonnait-il, la tigresse n’avait pas faim. Mais au matin l’appétit lui reviendrait et elle aurait tôt fait de le dévorer.
Pourtant, aux premiers rayons du jour, la tigresse ne lui jeta pas un regard. Elle bondit hors de la tanière et disparut. Elle réapparut en milieu de journée, rapportant cette fois un chevreuil qu’elle partagea entre ses petits. Tout comme la veille, elle accorda quelques bas morceaux au bûcheron affamé, qui les dévora en silence. Pour apaiser sa soif, il but de son urine.
Le manège se poursuivit durant près d’une lunaison, et peu à peu le bûcheron s’accoutumait à la tigresse.
Un jour, comme les petits prenaient des forces, la tigresse les plaça sur son dos et, d’un bond puissant, elle sortit de la tanière.
Horrifié de se voir seul au fond de cette fosse, le bûcheron se mit à hurler :
— Au secours, Majesté ! Ayez pitié ! Sauvez-moi !
Presque aussitôt, la tigresse redescendit dans la fosse. Elle s’agenouilla, pattes de devant repliées sous elle, et inclina la nuque devant le bûcheron. Il se hissa sur son dos et, d’un bond, la tigresse ressortit à l’air libre. Là, elle fit descendre le bûcheron de son échine, reprit ses petits et disparut.
L’homme se retrouva seul au bord d’un abrupt, au milieu des herbes hautes. On n’entendait pas un chant d’oiseau, rien d’autre que le vent sifflant dans la forêt sombre. Se voyant de nouveau perdu, le bûcheron rappela :
— Majesté !
La tigresse réapparut, ses yeux d’or sur le bûcheron. Il tomba à genoux devant elle.
— Majesté, dit-il, vous avez eu la bonté de me laisser la vie sauve. Mais à présent me voici en grand péril, et je vois mal comment échapper aux bêtes féroces. Afin d’assurer ma sécurité, auriez-vous l’immense générosité de m’accompagner jusqu’au premier chemin ou sentier ? Je vous en serais reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours.
La tigresse acquiesça d’un hochement de tête, et elle escorta le bûcheron jusqu’à la route la plus proche. Là, elle se retourna, immobile, les yeux sur lui. Alors il lui dit :
— Majesté, je ne suis qu’un humble bûcheron et, à présent que nous allons nous quitter, nous n’aurons plus guère de chances de nous revoir. Cependant, sitôt de retour chez moi, je vais engraisser un cochon tout spécialement pour vous. Quand ce cochon sera gros et gras, tel jour et à telle heure, je vous attendrai au relais de poste, près du portail ouest, pour vous en faire don. Venez, et vous aurez un festin. Ne l’oubliez pas, Majesté.
La tigresse hocha la tête. Le bûcheron eut les larmes aux yeux, et la tigresse semblait bien triste.
Quand le bûcheron arriva chez lui, sa famille abasourdie le pressa de questions et, lorsqu’il eut conté son histoire, les réjouissances redoublèrent. Notre homme engraissa le cochon promis. Puis, à la date annoncée, il tua la bête et l’apprêta avec un soin extrême.
La tigresse, de son côté, n’avait pas oublié le rendez-vous. Au jour dit, elle se présenta au relais de poste, mais elle avait un peu d’avance sur notre homme. Ne le voyant pas, elle franchit les portes de la ville, où elle fut repérée par les habitants. Vite, ils appelèrent des chasseurs, qui refermèrent les portes et encerclèrent la tigresse, armés jusqu’aux dents, bien décidés à la capturer. Car la bête était si belle qu’ils souhaitaient la prendre vivante afin d’en faire don au gouverneur.
Le bûcheron arriva sur ces entrefaites, et aussitôt il s’égosilla :
— Arrêtez ! Cette tigresse m’a sauvé la vie ! Je vous en supplie, ne lui faites aucun mal !
Mais les chasseurs capturèrent la tigresse et la conduisirent au siège du gouverneur. Le bûcheron les suivit et mena grand tapage. Courroucés, les hommes du gouverneur l’interrogèrent, et il raconta son histoire. Ils refusèrent d’y croire.
— Laissez-moi vous prouver que je dis vrai, implora le bûcheron. Si je mens, que je sois roué de coups de bâton !
Alors, passant les bras autour du cou de la tigresse, il lui dit, le cœur battant :
— Majesté, n’est-il pas vrai que vous m’avez sauvé la vie ?
La tigresse acquiesça en silence.
— Majesté, n’est-il pas vrai que, si vous avez passé le portail ouest, c’était pour notre rendez-vous ?
À nouveau, la tigresse hocha la tête.
— Majesté, je plaide pour qu’on vous rende la liberté. Si on vous la refuse, que je meure.
À ces mots, de grosses larmes roulèrent des yeux de la tigresse. Sur les milliers de témoins, pas un ne resta l’œil sec.
Les hommes du gouverneur, bouleversés, se hâtèrent de libérer la tigresse, puis ils la conduisirent au relais de poste où lui fut remis le cochon promis.
Alors la tigresse, la queue droite, savoura sa récompense. Puis elle se tourna vers le bûcheron, le regarda longuement une dernière fois et s’en fut.
Plus tard, l’endroit fut renommé en son honneur : le district de la Loyale Tigresse.
D’après Wang Yuting, dynastie Qing (XVIIe – XXe siècle de notre ère).