La joue bleue

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Chapitre 1
La mère de ma mère étripait déjà du poisson

 

 
Cette histoire se passe à l’aube de l’Humanité. En ces temps reculés, Homo sacrin sacrin a déjà conquis quelques vastes plaines, quelques ravins sombres et de fières montagnes. Il a pris de la place, de la force et de l’assurance. Il décide alors de prendre Femme. Femme, c’est le nom de ma mère.
Après avoir pris Femme, Homo sacrin sacrin l’emporte dans une caverne creusée dans la falaise et lui dit :
— Voilà, ma jolie oursinette chérie, tu dois faire briller les murs de notre grotte, gratter les peaux de mammouth, étriper le poisson.

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— Ah bon ? sursaute Femme. C’est à moi de faire toutes ces choses ? Est-ce écrit sur le tronc des grands arbres, dans la pierre des montagnes ?
— Voyons, jolie oursinette, tu sais bien que je n’ai pas encore inventé l’écriture.
Femme insiste :
— Faisons ces choses ennuyeuses ensemble. Ce sera plus rapide et plus amusant.
Homo sacrin sacrin rit de bon cœur.
— Que tu es rigolote, mon oursinette ! Moi, j’ai des plaines et des montagnes à explorer. Allez, à ce soir !
Quand le soir tombe, Homo sacrin sacrin revient. Il s’essuie les pieds sur les peaux de mammouth ; il s’essuie les mains sur les murs de la caverne. Il est fatigué, il a faim. Il trouve que le feu est trop petit et que le mammouth est trop cuit.
Femme se serre contre lui. Elle propose :
— Demain, nous pourrions courir tous les deux jusqu’à l’horizon !

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Homo sacrin sacrin tapote la tête de Femme avec sa grosse main.
— Tu rêves, ma pauvre oursinette, lui dit-il. As-tu vu tes petites jambes, tes petits poumons, ta petite tête ? Tu ne peux pas aller bien loin. Le tigre à dents de sabre te dévorerait. Reste dans notre caverne. Je te protège, je chasse pour toi, je te raconterai comment j’ai conquis les montagnes, comment j’ai plongé dans la mer turquoise, comment j’ai humé le ciel de printemps.

 

Le lendemain soir, Homo sacrin sacrin revient, vêtu de l’odeur des cerisiers sauvages. Il est fatigué, il a faim. Il trouve que le feu a trop de branches et que le mammouth est trop cru. Femme s’assoit près de lui. Le feu danse dans ses yeux.
— Voilà, dit-elle. Toute la journée, j’ai pensé à quelque chose : si je ne peux pas te suivre dans tes chasses et tes découvertes, je vais apprendre… à dessiner sur les rochers ! Et puis aussi à parler le Grrr ­ancien et le Arrgh d’au-delà de la rivière !
Homo sacrin sacrin fronce le sourcil.
— Qu’est-ce que tu me chantes encore, oursinette ? Tu n’as pas besoin de savoir le Grrr pour étriper le poisson.
— Mais je ne vais pas passer chaque jour de ma vie à vider du poisson dans une caverne ! s’écrie Femme.
Homo sacrin sacrin se dresse comme un ours en colère :
— Ma mère, la mère de ma mère et la mère de la mère de ma mère étripaient déjà du poisson, sans ergoter. Il en est ainsi depuis que le singe est singe : les femmes étripent le poisson ! Alors, tu resteras ici et tu étriperas le poisson !
Pour la première fois, il crie. Femme se lève devant les langues rouges du feu.
— J’étriperai peut-être le poisson, lui dit-elle d’une voix tremblante, mais j’apprendrai le Arrgh d’au-delà de la rivière.
Homo sacrin sacrin lance son gros poing vers elle.
À partir de ce moment-là, Femme a la joue bleue.

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Elle court au fond de la caverne pour pleurer. Comment son sacrin a-t-il pu faire une chose pareille ? Il avait pourtant l’air si gentil.
Femme tâte sa joue douloureuse. Elle pense :
— Il est fatigué, ce n’est pas sa faute. C’est moi qui l’ai énervé avec mes rêves et mes bavardages. D’ailleurs, le voilà qui vient ; il a l’air malheureux.
Homo sacrin sacrin se balance d’un pied sur l’autre, comme les grands ours. Il ne sait pas comment se faire pardonner. Il tend à Femme une jolie coquille blanche et il l’embrasse sur la joue, pas la bleue. Le feu vacille. Ils disent qu’ils s’aiment.
Je viens au monde neuf lunes plus tard. Et je grandis.

 

Chapitre 2
Elle se met debout et elle dit « NON ! »
 

 

Homo sacrin sacrin est gentil avec Femme, de temps en temps. Mais de temps en temps, il tape dessus. Une fois, c’est parce qu’elle a dessiné un petit cheval à l’entrée de la grotte. Une fois, c’est parce que le feu est trop chaud ou le soleil trop jaune. Ou c’est pour rien.
Alors je me réveille dans le noir de la caverne. Je fourre ma tête dans le tas de bruyère et je mords les brindilles, en me répétant :
— Si j’en casse dix avec mes dents, Femme ne hurlera plus. Je n’aurai plus peur. Je n’aurai plus mal. Si j’en casse cent…
Une fois, j’ai déjà mordu tout un fagot et ça ne finit pas. Je me lève et je tape Homo sacrin sacrin, je le tape ! Il s’arrête. Il me ramène sur ma bruyère, en disant :
— Dors. Ta mère et moi, on discute. On ne se dispute pas, on discute, je te dis.
Je mets mes mains sur mes oreilles. Si Homo sacrin sacrin discute comme ça, c’est peut-être parce que c’est comme ça que doit discuter un grand chasseur de mammouths. Mais moi, faudra-t-il que j’apprenne ?

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Puis un jour, Homo sacrin sacrin arrive de bonne heure et de mauvaise humeur. Je joue sur le seuil de notre abri, tandis que Femme polit une pierre grise. Homo sacrin sacrin se plante devant Femme et lui dit, avec un rire pas drôle, qu’elle est une pelure, une fiente de buse. Elle lâche sa pierre et m’attire contre sa joue bleue. Alors Homo sacrin sacrin lui crache dans les cheveux.
Ce jour-là, pour la première fois, Femme ne cache pas sa figure derrière ses bras. Elle ne crie pas, ne pleure pas. Elle se met debout en tremblant de partout et elle dit juste :
— NON !
Tandis qu’Homo sacrin sacrin crie après elle, elle s’enfuit avec moi.
Bientôt, voici d’autres cavernes. Une voisine curieuse vient à notre rencontre. Elle m’offre une racine sucrée. Puis, voyant la joue de Femme, elle lui dit :
— Toi, tu as un sacrin qui boit trop de jus de vénénus, ça le rend méchant. À moins qu’un gourdin lui ait fêlé le crâne ?
— Non, dit Femme. Il ne boit pas de vénénus et il n’est pas idiot.
— Alors, c’est toi qui l’embêtes, car c’est un grand chasseur apprécié de tous.
— Non, je dis, elle n’embête personne. Elle veut juste dessiner des chevaux et apprendre le Arrgh.
La voisine hausse les épaules.
— De toute façon, ce qui se passe dans votre caverne ne me regarde pas, marmonne-t-elle.
Et elle tourne les talons.

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Nous courons jusqu’au cœur de la forêt, où vit le Cueilleur d’Herbes. Femme lui montre sa joue bleue.
— Cueilleur d’Herbes, s’il te plaît, aide-moi. Mon sacrin me tape et j’ai mal.
Le Cueilleur pose son doigt sur la joue de Femme qui crie de douleur.
— Calme-toi, la gronde-t-il, cela ne fait pas si mal. Tu as surtout eu peur, faut te reposer et tout ira mieux. Va, ne me fais pas perdre mon temps ; j’ai des fièvres à guérir et des pieds à soigner.
Femme serre les dents. Nous gagnons la lisière du bois, où se tient le Gardien de la Forêt. Elle le prie :
— Gardien, s’il te plaît, aide-moi. Mon sacrin me tape et j’ai peur.
Le gardien a l’air embêté. Il déclare :
— Tout le monde apprécie l’audace et la force de ton sacrin, n’est-ce pas ? Alors ne va pas te plaindre, tu lui ferais du tort. Et puis, tu ne dois pas critiquer ton sacrin devant le petit.
Je dis non, elle ne critique pas, c’est vrai que notre sacrin tape.
Le gardien m’ébouriffe les cheveux avec sa main dure :
— Tu ne peux pas comprendre, commente-t-il. Allez, ce n’est pas si grave, hein, ça passera. Mais vous ne pouvez pas rester ici. Je vais vous raccompagner à la caverne.
— Non ! crie Femme une nouvelle fois.
Non. Je suis d’accord.
Nous courons de nouveau droit devant nous, loin de la forêt. Ni Femme ni moi n’avons jamais été si loin de notre caverne. De grands prés mouillés succèdent aux buissons.
Comme le soir tombe, nous cherchons un bouquet d’arbres pour nous cacher et nous serrer l’un contre l’autre. La nuit sans cris nous berce de ses petits bruits.

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Chapitre 3
Ni leur corps ni leurs rêves ne t’appartiennent
 

 

Le lendemain matin, je me réveille d’un bond. Une grosse main secoue mon épaule. Femme se réveille aussi et pousse un gémissement. Deux gaillards sont plantés devant nous et nous regardent sans parler. Des Homo sava sava, avec leur marque blanche sur le front. Il y en a un avec une cicatrice sur la pommette qui, avec des gestes lents, nous aide à nous relever. Il prend la tête de notre petite colonne et nous voilà bientôt sur une hauteur au bord de la rivière, dans le campement des sava sava.

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Les sava sava nous réchauffent, ils nous offrent du renne et des noisettes, ils nous prêtent une cabane en peaux de bêtes et ils soignent la joue de Femme. Le soleil pâle glisse dans le ciel. Pendant que je joue et pêche avec un petit sava sava, Femme racle des peaux avec les autres femmes et elles parlent.
Le soleil commence à tomber vers l’eau quand un cri d’alerte fait frémir le campement. Un homme approche qui n’est pas du clan. C’est Homo sacrin sacrin. En grand chasseur, il a retrouvé facilement notre trace. Il tonne :
— Je viens reprendre ce qui m’appartient.
Je crois qu’il veut dire qu’il veut Femme et moi. Mais le Chef des sava vient se placer devant lui et demande :
— Aurions-nous une de tes flèches, chasseur ? Un de tes harpons ?
— Je veux Femme et le fils, grogne Homo sacrin sacrin.
Chef se tourne vers moi :
— Veux-tu retourner avec ton sacrin ? me demande-t-il.
Non. Je voudrais si, entre ses deux sourcils, ne se creusait pas la grosse ride des mauvais jours. Le Chef des sava repose sa question à Femme qui, pour toute réponse, m’attire contre elle.
— Ils ne veulent pas, pour le moment, constate Chef.
Homo sacrin sacrin pose la main sur sa hache. Aussitôt, les hommes du camp avancent vers lui. Homo sacrin sacrin serre les mâchoires. Puis il tourne les talons, tandis que les mots de Chef ricochent sur son dos :
— Sacrin ! Ni leur corps ni les rêves dans leur tête ne t’appartiennent !

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La nuit pourtant, Homo sacrin sacrin revient en cachette et il m’emporte, endormi, jusqu’à notre caverne. À peine suis-je réveillé que Femme arrive à son tour, affolée, en pleurs. Elle a couru derrière nous en ne me trouvant plus dans la cabane en peau.
— Ah, te voilà donc, dit simplement Homo sacrin sacrin, l’air satisfait. J’emmène le fils à la chasse. Il faut bien qu’il apprenne un jour.
C’est une bonne journée, enfin pour moi. Parce qu’au retour, je vois bien que Femme s’est rongé les ongles d’inquiétude.
Le lendemain, nous repartons. Mais la longue marche de la veille m’a fatigué et je rentre épuisé. Femme proteste auprès d’Homo sacrin sacrin :
— Il est trop petit. Demain, il restera avec moi.
Homo sacrin sacrin s’emporte aussitôt. Je vois son poing qui se lève !
Une lance s’est plantée entre lui et nous. C’est celle du sava sava avec la cicatrice sur la pommette. Chef l’accompagne. Chef est venu parler.
— On ne lève pas le poing sur la femme, affirme-t-il. On ne lève pas le poing sur l’enfant.
— Je n’ai jamais tapé l’enfant, réplique Homo sacrin sacrin. C’est elle qui m’agace. Elle me pousse à la taper.

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Alors Chef dit d’une voix qui ne souffre pas de réplique :
— Tu es un grand chasseur, sois plus fort que ta main !
Homo sacrin sacrin se tait. Chef l’emmène au camp des sava sava, en disant :
— Tu dois laisser la caverne à Femme et à l’enfant fatigué. L’homme à la cicatrice veillera sur eux.
Le temps passe et nous sommes bien. Je dors sans mordre ma bruyère et la joue de Femme n’est plus bleue. Je ne sais pas ce qu’Homo sacrin sacrin et Chef se sont raconté, mais un jour Homo sacrin sacrin revient voir Femme pour dire des regrets et parler d’avenir.
Il prend sa main, mais elle la retire doucement et elle dit un dernier « Non ».

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Depuis, je vis avec Femme et le grand sava à la cicatrice, dans une tente au bord de la rivière. Nous traversons à pied quand la saison est sèche pour aller chez ceux qui parlent le Arrgh.
Avant que les feuilles jaunissent, Homo sacrin sacrin vient me chercher et nous passons de merveilleuses semaines à chasser. C’est un très grand chasseur, mon père. Il m’a appris à regarder de tous mes yeux, à écouter de toutes mes oreilles.
Mais moi aussi, je lui ai appris une chose : l’amour, c’est se faire du bien, pas du mal.
 
 
 

 

jb1
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