Publié en 1998 à l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage par la République française, cet album raconte la déportation des hommes noirs d’Afrique vers les îles à sucre de la France…
— Mariama, je voudrais que le métro nous emmène toi et moi, là-bas, dans ton pays des baobabs.
— Connaître quelqu’un est plus important que connaître son pays, non ?
— Je veux te connaître encore plus…
— Alexandre, pour savoir les quatre horizons de mon cœur, écoute-Moi, écoute Mon histoire.
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En ce temps-là, dans mon pays d’Afrique, que ce soit la saison sèche ou la saison des pluies, il y avait des hommes qui étaient des génies. Ceux-là savaient tout des plantes vénéneuses ou guérisseuses de la brousse. Ils savaient tout aussi du rêve des animaux quand la savane écorche la nuit de mille cris.
Près d’eux, toutes les femmes étaient belles et toutes savaient choisir une bonne eau pour préparer une bonne sauce claire ou gluante, offrir à chacun un repas bien viandé.
En ce temps-là, le père de l’arrière-grand-père du grand-père de mon père était un génie. C’était lui le gardien des traditions sacrées et des coutumes subtiles du Village.
Un jour, sans doute après que la lune eût caché le soleil puisque rien ne vient sans s’annoncer, des hommes blancs arrivèrent en bateau.
Ils venaient du monde invisible qui existe derrière l’horizon.
Avec eux, il y avait quelques mauvais hommes noirs qui avaient échangé leur cœur contre des pouvoirs nocturnes.
Une nuit, ces Blancs et ces Noirs-là, armés de chaînes et de fusils, enlevèrent tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants du village où vivait le père de l’arrière-grand-père du grand-père de mon père qui était un génie.
À la place, ils laissèrent dans le Village des mouchoirs de coton et quelques fausses perles de verre.
Ces Blancs et ces Noirs-là volèrent aussi d’autres hommes, d’autres femmes et d’autres enfants dans d’autres villages. Quand ce fut le matin, les quatre vents du ciel de mon pays d’Afrique se levèrent et se mirent à souffler de colère. Rien n’y fit. Tous ceux qui avaient été volés, la nuit, s’éloignaient, prisonniers dans un grand bateau.
Ils étaient perdus à tout jamais. Esclaves à tout jamais.
Enlevés avec cruauté dans leur village, quinze millions d’Africains furent échangés par des Européens contre du tissu, des armes ou de la verroterie.
Durant trois siècles, ces riches commerçants français, hollandais, portugais ou anglais revendaient les esclaves dans les plantations du continent américain.
Ils firent fortune en ramenant en Europe coton, tabac et sucre.
Mais le père de l’arrière-grand-père du grand-père de mon père qui était un génie, réussit à se libérer en parlant à sa chaîne, à se sauver en parlant aux poissons.
Juste avant de sauter dans la mer, pour nager jusqu’à la plage, il confia deux de ses yeux à un bel oiseau qui naviguait, perché sur le grand mât.
Il lui dit :
— Toi l’oiseau, prends mes yeux et regarde la vie de mes petits-parents et de mes grands-parents que l’on a faits esclaves. Suis-les bien. Regarde-les bien, toujours. Ainsi, que ce soit le jour ou la nuit, je verrai tout ce que tu vois.
Mon ancêtre plongea. Il regagna à la nage son pays d’Afrique et partit au loin du loin, là-bas dans la brousse sans père ni mère, pour qu’aucun Blanc ne puisse le surprendre.
Il s’éloigna encore, pour enfoncer son triste cœur dans la savane du temps.
Après avoir marché des semaines durant, attachés par le cou ou les poignets, les esclaves étaient embarqués pour des traversées qui duraient trois ou quatre mois. 500 esclaves environ étaient entassés dans chaque bateau, soit 20 fois plus que les passagers ordinaires.
Marqués au fer rouge, enchaînés, jetés à fond de cale dans des compartiments empêchant tout mouvement, plus d’une centaine d’entre eux mouraient au cours de chaque voyage.
Le lendemain de ce jour-là, mon ancêtre le père de l’arrière-grand-père du grand-père de mon père, commença à apprendre l’esclavage avec ses deux yeux donnés à l’oiseau.
Il vit tous ses parents et tous ses frères d’Afrique entassés au fond du bateau. Ils entendaient le bruit épuisant des vagues, ils respiraient l’air qui fait mourir, l’air aigre, asséchant et lourd des voyages qu’on ne choisit pas.
Plus tard, il vit tous les esclaves arrivés là-bas dans des îles sous la lune ou dans d’autres pays des Amériques. Ils travaillaient et survivaient un peu sous les mocheries du malheur.
Alors, mon ancêtre prit son grand tam-tam parleur et avec lui il raconta à toute l’Afrique cet esclavage à la mode de l’homme blanc.
Il prévint les hommes qui patientaient sous l’arbre à palabres.
Le tam-tam parleur alla renseigner l’oreille des femmes qui marchaient sur la terre rouge. Le tam-tam parleur alla chuchoter sur le ventre des femmes pour alerter les bébés qui déjà rêvaient de naître.
Arrivés aux Antilles, au Brésil ou aux États-Unis, les esclaves faisaient l’objet d’un humiliant marché. Examinés comme du bétail, ils étaient vendus aux enchères.
Les plus faibles n’intéressaient personne.
Le tam-tam parleur alerta le lait blanc des vaches.
Le tam-tam parleur alerta la laine blanche des moutons.
Plus tard, quand les esclaves furent séparés et même tués dans les champs de canne à sucre ou de coton, l’oiseau vola à nouveau vers l’Afrique.
Quand il se percha sur le baobab du Village, mon ancêtre cala dans son bec une noix de cola et lui dit : « Va, vole, et offre cette noix de cola à celui qui souffre le plus. Elle lui donnera la force de tenir et de vivre. »
Tous les hommes sous l’arbre à palabres, toutes les femmes qui avaient pris les pistes rouges, tous ceux que le lait et la laine avaient pu prévenir, remplirent des calebasses et des calebasses de noix de cola.
De nombreuses fois l’oiseau vola au-dessus de l’océan pour transporter ces noix de cola.
À chaque fois, mon ancêtre lui disait : « Va, vole. Je suis esclave ici tant qu’ils sont esclaves là-bas. Je suis esclave ici, même si j’ai trouvé pour moi une femme aux joues plus douces et plus lisses que deux œufs de la même pintade. Une femme. Regarde : elle m’a offert un enfant beau comme une noix de cola. »
Pour éviter les évasions d’esclaves, on fixait au cou des plus rebelles de longues pointes de fer qui les empêchaient de fuir dans la forêt.
♦ ♦ ♦
Le métro avait roulé de station en station.
Alexandre avait écouté avec ses oreilles et ses yeux. Il demanda :
— L’enfant, c’était aussi ton ancêtre alors ?
— Oui. C’était sans doute l’arrière-grand-père du grand-père de mon père. Ou l’arrière-grand-mère de… Peut-être. C’était mon ancêtre mais peut-être aussi l’ancêtre d’un de ceux qui sont avec nous dans le métro, qui sait ? Eux-mêmes le savent-ils ?
Mariama continua son histoire.
Il faut, dit mon père qui est l’arrière-petit-fils du père de mon arrière-grand-père, toujours ouvrir ses yeux et ne pas oublier ce qu’ils ont vu. Sinon un jour nos yeux nous oublieront et partiront seuls, ailleurs, voir sans nous.
Il fallait beaucoup de monde pour cultiver la canne à sucre, le coton, le tabac ou le café. Les esclaves travaillaient depuis le lever du soleil jusque tard dans la nuit, toujours sous la menace du fouet. Quinze minutes de répit leur étaient accordées à midi pour se nourrir.
Durant le transport et dans les plantations, d’innombrables révoltes eurent lieu. Très durement réprimées par des tortures ou des exécutions en public, elles furent essentielles pour la libération des esclaves.
Quand les paupières de mes yeux s’ouvrent et se ferment, elles font le même bruissement que des ailes d’oiseaux. Un jour, ce sont les noix de cola et même le sel blanc de la mer qui ont ouvert leurs ailes de colère, leurs yeux de lumière.
Alors les bateaux blancs des hommes blancs ont dû cesser leur terrible commerce.
Ils n’ont plus largué leurs amarres que pour apprendre comment la terre est ronde. Comme tes yeux et mes yeux ouverts. Comme la bouche de ma tante qui vend des pagnes de toutes les couleurs.
Aboli une première fois en 1794 pendant la Révolution, rétabli par Napoléon, l’esclavage fut définitivement interdit en France par un décret de Victor Schœlcher, en 1848.
Mon ancêtre était un génie.
Ce sont ses yeux qui m’ont tout appris.
Aujourd’hui, il dort en Afrique dans une forêt sacrée, à l’ombre des yeux d’oiseaux. Ces yeux d’oiseaux lui apprennent peut-être encore qui demeure esclave sur la Terre.
Qui est ma mère avec son foulard ?
Qui sont mes tantes coiffeuses dans les îles ? Mes cousines de l’autre côté des mers, et qui je suis, moi, face à toi ?
200 millions d’enfants sont aujourd’hui contraints de travailler dans le monde.
Privés d’école, de sécurité, de droits et d’affection, bon nombre d’entre eux connaissent l’esclavage le plus brutal…
— Mariama, est-ce que tu m’offriras un jour une noix de cola venue de ton pays des baobabs ?
— Oui, Alexandre. Une noix de cola c’est une moitié pour toi et une moitié pour moi. Et une autre noix de cola ce sont deux autres moitiés à offrir… à qui ?