Blanche Dune

 

 

Blanche Dune est seule face à la mer. Fière comme un marin devinant les côtes anglaises.
Blanche Dune, c’est le nom de notre maison de vacances.
Pour un mois. Celui de juillet. 31 jours, m’a dit Papa.

 

Notre maison, celle des autres jours, elle n’a pas de nom. Juste un numéro : le 77. Les chiffres, y a rien à faire, même magiques, cela ne vaudra jamais les mots.

 

Le propriétaire de Blanche Dune s’appelle Monsieur Moïse, mais pour tout le monde ici, c’est le Capitaine.
Il a des yeux couleur de l’eau. Changeants. Comme la mer. Tantôt gris, tantôt verts.
Il ressemble à un papy. Du moins comme je les imagine.
Moi, j’en ai jamais eu. Je suis né trop tard.

 

Dès qu’il m’a vu, le Capitaine m’a appelé Pirate.
Mais mon vrai nom c’est Tanguy.

 

Aujourd’hui, cela fait déjà une semaine qu’on est là.
Ma chambre est sous le faîte du toit.
Dès la nuit tombée, le phare de la pointe éclaire les murs dans sa course ronde.
Au fond de mon lit, j’attends ses passages réguliers en écoutant le ressac et les derniers bruits de la maison.

 

Demain matin, c’est la grande marée.
Je dois me lever tôt. Très tôt. Je vais à la pêche aux crabes avec le Capitaine.
Il me l’a promis et mes parents sont d’accord.

 

 

– Capitaine, hier, j’ai trouvé cette douille dans le bunker.
– Balance-moi ça, Pirate. La guerre, j’peux plus la voir en peinture. Les bunkers, le mur de l’Atlantique et mes vieux souvenirs me suffisent amplement.
Les guerres, j’en ai connu deux, Pirate… Deux de trop. La première, celle de 14, la grande, comme ils disaient à l’époque, j’y suis né au beau milieu. Elle m’a volé mon papa et ma petite enfance.
La dernière, la Drôle de Guerre, j’y étais soldat et je peux te dire qu’elle ne m’a pas fait rire du tout.
– Tu as tué des méchants, Capitaine ?
– Méchants Allemands. Gentils Français. Méchants crabes. Gentils pêcheurs… Le monde n’est pas toujours aussi simple.
– Dis, tu m’expliqueras le monde, Capitaine ?

 

J’ai jeté le dernier crabe vert dans la casserole d’eau bouillante. Je l’ai tué.
Méchants pêcheurs.
Gentils crabes…
Ils étaient bons…

 

Au pied de la falaise, j’ai trouvé un drôle de coquillage. Enroulé sur lui-même comme la coquille d’un escargot.
Le capitaine m’a dit que c’était une ammonite. Un animal fossilisé datant des origines du monde.

 

L’origine, c’est le tout début de la vie.
Je vis depuis sept ans et demi. 2755 jours, a calculé Papa.
Où étais-je avant ma naissance ?

 

– Capitaine ! Et si la terre mourait un jour ?
– Tout ce qui naît meurt…
– La terre est née, elle mourra donc un jour. Comme nous…
– Pas de larmes, Pirate. Cela n’a rien de triste. L’ammonite que tu as trouvée l’autre jour est morte il y a des millions d’années et nous parlons encore d’elle, aujourd’hui.
La musique, les photos, les dessins, les livres, les parfums, les bunkers ou ton fossile sont des traces laissées à notre mémoire.
Il en va ainsi pour les gens que l’on a aimés et qui ne sont plus là.
– Je ne comprends pas tout, Capitaine…
– Avant que tu retournes dans ta maison sans nom, je t’offrirai un cadeau pour que tu ne m’oublies pas.

 

Ce soir, on peut voir scintiller les côtes anglaises.
J’aime regarder ces petites lumières et penser que, de l’autre côté, celles de Blanche Dune ressemblent aussi à des étoiles.

 

Le Capitaine vit seul dans une grande pièce du rez-de-chaussée.
Seul au milieu d’une centaine de tableaux.
Il n’a pas de femme.

 

Peut-être qu’elle est morte à la Drôle de Guerre.
Ou alors, ils se sont séparés.
Divorcés, comme les parents de Nadège.
Divorcés, c’est quand on ne s’aime plus.
C’est lorsque l’amour est fini.
Divorcé, c’est le contraire d’origine.
Mes parents s’aimeront-ils toute leur vie ? Parfois j’ai peur…

 

Le Capitaine, il a peint toute sa vie. Des femmes, des bateaux et la mer.
Moi aussi, j’aime dessiner.
Le Capitaine m’a appris à dessiner les frégates.
Je sais aussi tailler un sifflet dans une branche de sureau, reconnaître une sterne d’une mouette, attraper un tourteau sans me faire pincer les doigts, faire voler mon cerf-volant et vider un poisson de ses viscères sans vomir.

 

Cette nuit est la dernière à Blanche Dune.
Les yeux fixés au ciel, je cherche le cadeau du Capitaine. Le phare de la pointe m’aveugle à chacun de ses passages. Je trouve la Grande Ourse, je remonte un peu sur la gauche…
Elle est là ! Comme l’autre soir. Comme demain. Comme dans un siècle. Comme dans mille ans.
Le Capitaine me l’a donné. C’était son étoile. Il se l’était choisie lorsqu’il avait mon âge.

 

 

 

 

Rascal ; Stéphane Girel (ill.)
Blanche Dune
Paris, l’école des loisirs, 1998
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