Le fou des fleurs

 

 

 

Notre vaste monde de poussière est plein d’histoires extraordinaires. Je pense en particulier au Fou des Fleurs. Alors, si vous voulez savoir ce qu’il arrive d’heureux à ceux qui chérissent les fleurs, et de malheureux à ceux qui les saccagent, écoutez voir cette véridique histoire…
 

 

   Cela se passait dans l’ancienne Chine des Song, il y a près de mille ans.
   Dans le village Joie Éternelle vivait un vieux jardinier du nom de Qiu Xian. L’amour des fleurs emplissait sa vie. Rien d’autre ne comptait pour lui. Devant une espèce rare il tombait en contemplation. Des plantes sans racines chez Qiu Xian repoussaient, croissaient et prospéraient.
   Ô miracle ! Si bien qu’au fil du temps, autour de sa petite maison, Qiu Xian avait créé le plus luxuriant des jardins. Alentour les haies formaient de chatoyants paravents. Ici, les pêchers souriaient au soleil levant. Là, les lotus rêvaient sur l’étang. Plus loin, les poiriers pâlissaient sous la lune. Partout les fleurs étalaient leurs corolles de brocart, voilées de brunie au petit matin. Devant tant de beautés, c’était le cas de dire :

 

  Dans la petite chaumière entourée de mille fleurs
   Repose tous les jours le maître en face de son jardin.

 

   De l’aube au crépuscule, Qiu Xian soignait son jardin. Il fêtait l’éclosion de ses fleurs en buvant du thé ou du vin. La nuit, il leur tenait compagnie. Il les rafraîchissait les jours de chaleur, les protégeait les jours de tempête.
   Rien ne dure éternellement. Quand ses fleurs se fanaient, Qiu Xian, en pleurant, ramassait leurs corolles et leur disait adieu avant de les enterrer. C’était, disait-il, « l’enterrement des fleurs ». Les pétales souillés de boue, il les lavait, c’était « le bain des fleurs », et il les laissait dériver sur le lac proche. Il ne supportait pas qu’on taille les branches. Il pensait aux bourgeons sur les branches coupées comme à des bébés qui jamais ne naîtraient. C’était un péché.
   Pour les empêcher de cueillir des fleurs, il suppliait les gens à genoux, leur offrait de l’argent, se moquant bien de passer pour un fou. Il croyait que les fleurs maltraitées, jetées dans le chemin, avaient de sérieuses raisons de se plaindre et d’en vouloir à ces gens-là, terriblement. Les visiteurs devaient admirer les fleurs de loin. Celui qui en cueillait une seule était jeté dehors. Tout le monde à la ronde le savait.
   Les oiseaux le savaient aussi. À leur intention, Qiu Xian répandait au pied des arbres des grains de riz ou de millet. Puis il les priait de ne pas picorer les fleurs en boutons. Rassasiés, les oiseaux lui obéissaient. Chaque année, Qiu Xian recollait des fruits succulents qu’il offrait à ses voisins.
   Le village Joie Éternelle vénérait donc ce jardinier modèle qui avait ses lubies mais donnait ses fruits. En l’honneur de « Grand-père Qiu », les villageois avaient même composé ces vers :

 

Il arrose ses plantes, le matin comme le soir
Grâce à ses soins cent fleurs étalent leur fraîcheur
Jamais il ne se lasse de les regarder
Et s’en délecte tant qu’il ne peut trouver le sommeil.

 

   Mais trêve de détails superflus !
   Voilà qu’un jour, venu de la ville avec sa bande de malfrats, surgit un certain Zhang Wei, aussi teigneux qu’une hyène. À la suite d’un procès perdu, il venait couver sa honte dans son manoir du village Joie Éternelle. Fils de mandarin, il se croyait tout-puissant. À son actif, il avait quantité de méfaits et de crimes abominables. Tel était ce gaillard redoutable.

 

   Un matin qu’il se promenait dans le village, il remarqua le luxuriant jardin de Qiu Xian et demanda à qui il appartenait.
   — Au Fou des Fleurs, répondit un de ses valets.
   — Allons lui rendre visite, dit Zhang Wei.
   — Personne n’entre sans autorisation et le vieux est bizarre.
   — Les autres peut-être. Pas le Seigneur Zhang. Qu’il m’ouvre immédiatement !
   Les valets de tambouriner aussitôt à la porte de Qiu Xian.

 

   C’était l’époque des pivoines. Parmi les espèces les plus rares, s’épanouissaient les splendides et souveraines « jaune des Yao » et « violette des Wei ». Au comble du ravissement, Qiu Xian fêtait leur éclosion quand les coups frappés à sa porte le firent sursauter : qui donc lui rendait visite ?
   — Que cherchez-vous ici, Messieurs ? demanda-t-il, craignant déjà le pire, en ouvrant à la douzaine d’hommes qui attendaient.
   — Hé, vieillard, fit Zhang Wei, tu ne reconnais pas le jeune Seigneur Zhang du manoir voisin ? Je viens voir tes plantes. Écarte-toi !
    Bousculant rudement Qiu Xian, il s’engouffra dans le précieux jardin, suivi de sa bande. En entendant les malfrats crier dans les allées, le vieux jardinier, plus inquiet que poisson sur le hachoir, tremblait pour ses fleurs, bien décidé à les défendre au besoin.
   — Veillez, Seigneur, à ne pas les admirer de trop près ! dit Qiu Xian à Zhang Wei.
   — Vieillard décrépit, tes fleurs, regarde ce que j’en fais !
   Et Zhang Wei de les renifler avec des grognements de goret pendant que sa bande s’esclaffait.
   Impuissant, Qiu Xian en était réduit à attendre qu’ils s’en aillent. Hélas, Zhang Wei n’en avait nullement l’intention. En l’honneur de ce beau paysage, il ordonna à ses valets d’aller chercher du vin et des plats frits et bouillis.
   — Boire chez vous et prendre vos aises dans votre manoir, serait sûrement plus agréable qu’ici, proposa Qiu Xian.
   — On dirait que ça te contrarie ?
   Devant la face ratatinée du vieux jardinier, Zhang Wei jubilait.
   Installée en cercle sur une natte prise dans la maison de Qiu Xian, la bande se mit à boire.
   — Vieillard, s’écria tout à coup Zhang Wei qui, d’ivresse, tanguait à l’est et à l’ouest, ton jardin est magnifique. Je le veux. Je l’achète !
   — Vendre mon jardin ! Mais, Seigneur, c’est ma vie, s’exclama douloureusement Qiu Xian.
   — Ta vie, je m’en moque. Tu viendras soigner « mon » jardin. Où est le problème ?
   Bousculé par les malfrats qui le traitaient de sacré veinard, Qiu Xian, suffocant d’indignation, ne soufflait mot.
   — Qu’il est donc détestable, ce vieux-là ! rugit Zhang Wei. Si tu ne veux pas pourrir dans un cachot, tu as intérêt à dire oui.
   Devant la face cruelle de cet homme puissant, Qiu Xian se sentit aussi démuni qu’un crabe sans pattes. Que faire dans l’immédiat, sinon paraître accepter ? La bande allait enfin partir quand Zhang Wei, complètement saoul, décida de faire un bouquet. Quelle horreur pour le vieux jardinier, qui vola au secours de ses fleurs comme s’il avait des ailes.
   — Grâce, Seigneur, arrêtez ! Ne commettez pas ce péché !
   — Tu ne parles pas, tu pètes ! Ces fleurs seront à moi demain. Je peux toutes les cueillir.
   — Sur ma vie, vous ne les cueillerez pas ! hurla Qiu Xian, les yeux hors de la tête, en agrippant le bras de Zhang Wei.
   C’est alors qu’un des malfrats nommé Zhang Ba, sa face de rat pointée vers le massif de pivoines, proposa :
   — Offrons au maître le bouquet qu’il souhaite.
   Tous se ruèrent sur les fleurs, arrachant, brisant les tiges à qui mieux mieux. Hagard, Qiu Xian courait de l’un à l’autre.
   — Bandits ! À quoi bon vivre ! hurla-t-il en fonçant tête baissée sur Zhang Wei qui, sous le choc, s’effondra.
   — Ce chien de cul-terreux a battu notre Seigneur ! crièrent les malfrats. Rossons-le !
   Des valets s’interposèrent entre les agresseurs et le vieillard d’un grand âge.
   — Tu ne perds rien pour attendre, vieux déchet ! fit Zhang Wei.
   Et s’élançant vers les pivoines éparpillées sur le sol, il se mit à les écraser sous ses bottes avec un acharnement d’ivrogne. Adieu « jaune des Yao » ! Adieu « violette des Wei » ! De leur splendeur ne restait sur le sol qu’une bouillie infâme.
   À genoux, Grand-père Qiu contemplait ce désastre et d’énormes larmes roulaient sur sa face.
   — Dites à ce vieil imbécile de me céder son jardin, sinon il aura de mes nouvelles ! lança Zhang Wei aux voisins accourus, avant de disparaître.
   Ils se hâtèrent d’aller consoler Grand-père Qiu qui poussait des cris à remuer le Ciel et la Terre. Demain, cet ivrogne de Zhang Wei aurait oublié ses menaces, et les pivoines refleuriraient la saison prochaine. Puis, l’ayant calmé d’une bonne parole, d’un geste affectueux, ils se retirèrent en tirant derrière eux la porte du jardin.

 

   Resté seul, Qiu Xian s’avança vers les fleurs piétinées, les entrailles flétries de tristesse, et se remit à pleurer. Quand soudain une toux discrète l’obligea à lever les yeux. Une jeune fille inconnue, d’une beauté parfaite, se tenait devant lui. Elle venait en voisine, dit-elle, admirer ses pivoines merveilleuses. Mais que s’était-il donc passé ? Elle désignait sur le sol les pétales écrasés.
   — À quoi bon en parler ! soupira Qiu Xian.
   Pourtant il lui raconta tout, la visite de Zhang Wei et de sa bande, le saccage des pivoines, son désespoir total. De nouveau les sanglots l’étouffaient.
   — Si les fleurs étaient de nouveau sur leurs branches, si je les faisais revivre pour vous, que diriez-vous ? fit la visiteuse en souriant.
   — Oh, je serais fou de joie, mais hélas, c’est impossible, dit Qiu Xian. Jeune fille, cessez de vous moquer.
   — J’ai toujours réussi, dit-elle.
   — Vraiment, Demoiselle, vous avez ce pouvoir magique ? dit-il en s’inclinant profondément.
   — Allez seulement me chercher un grand bol d’eau fraîche, et vous verrez.
   Quand Qiu Xian revint, son bol à la main – pince-moi, je rêve ! – de nouveau les « jaunes des Yao » et les « violette des Wei » se balançaient sur leurs branches, dix mille fois plus belles que le matin même. En témoigne ce poème :

 

Cette fois la fée a fait revenir les fleurs sur les rameaux
Mais le Fou des Fleurs reste toujours la risée des sots.

 

   — Demoiselle a vraiment réussi ce miracle ! s’écria Qiu Xian, éperdu de bonheur, en la cherchant à travers le jardin.
   Où donc était-elle ?
   En ouvrant la porte de son jardin, il tomba sur deux voisins venus le consoler.
   — Tout est arrangé, leur dit-il, une jeune visiteuse a ressuscité mes fleurs. Ne l’avez-vous pas vue s’éloigner ?
   Ils n’avaient vu personne. Invités par le vieux jardinier à fêter le miracle, ils s’en furent ensuite à travers le village répandre l’extraordinaire nouvelle : les fleurs saccagées par Zhang Wei et sa bande avaient refleuri !

 

   Dès l’aube, tous les villageois de se précipiter à la porte de Qiu Xian pour voir de leurs yeux de chair ce prodige. Qiu Xian était si heureux qu’il permit à tout le monde d’entrer dans son jardin, à condition de seulement regarder.
   Sitôt qu’il eut vent de la chose, Zhang Wei se pointa avec sa bande. Et son esprit diabolique échafauda aussitôt un stratagème afin de s’approprier le jardin de Qiu Xian, avec ou sans fée. Puisqu’une chasse aux sorciers meneurs de révoltes était lancée à travers le pays, il suffirait de dénoncer Qiu Xian au préfet. Ainsi, il aurait la récompense promise de trois mille sapèques et le jardin par-dessus le marché.
   N’était-ce pas bien combiné ? Les malfrats d’applaudir. Que Zhang Ba aille donc sur-le-champ le dénoncer ! Sitôt dit, sitôt fait. Dénoncé par Zhang Ba, Qiu Xian sous bonne garde fut conduit à la préfecture.
   À l’audience, il raconta la simple vérité : les méfaits de Zhang Wei et de sa bande, les pivoines ressuscitées par la jeune visiteuse. Comment le préfet aurait-il cru cette histoire sans queue ni tête de fée touchée par le chagrin du vieux jardinier ? Pas de doute : c’était un sorcier !
   Accusé de vouloir ensorceler les villageois dans le but de les inciter à la révolte, Qiu Xian fut jeté en prison. Il n’y comprenait rien. Il n’avait jamais fait que s’occuper paisiblement de son jardin. Le préfet allait donner l’ordre de soumettre Qiu Xian à la torture quand, pris soudain d’un inexplicable malaise, il renvoya l’affaire au lendemain et le vieux jardinier dans sa geôle.
   — Prenez courage, lui dirent ses voisins venus au tribunal, demain tout le village se portera garant de votre innocence.
   Au fond de sa geôle, Qiu Xian se mit à prier l’Immortelle qui avait ressuscité ses fleurs. Qu’elle le lave maintenant de toutes ces calomnies ! Dans un halo de clarté, sur le mur de sa prison, la gracieuse jeune fille apparut.
   — Je suis, lui dit-elle, la fée des fleurs du lac de Jade. Ton infini amour des fleurs m’a touchée. Ne crains rien. Bientôt les coupables seront châtiés, tu seras libre, et dans quelque temps, tu deviendras un Immortel.
   — Mais, comment ? balbutia-t-il.
   — Par ton amour des fleurs, en cultivant l’authentique et en nourrissant ta nature, répondit-elle avant de disparaître.
   Pendant ce temps, Zhang Wei et sa bande envahissaient le jardin de Qiu Xian pour y fêter le succès de leur stratagème. Devant le massif de pivoines, cris de surprise et de déception : de nouveau, les fleurs écrasées jonchaient le sol.
   — Quel sorcier, ce jardinier, dit Zhang Wei. Mais fleurs ou pas, rien ne m’empêchera de trinquer ! Ce jardin est désormais à moi.
   Assis en rond, les malfrats se mirent à boire et à se réjouir. Ils l’avaient bien eu, ce vieux !
   Comme la nuit venait de tomber, se leva tout à coup une épouvantable tornade. Des milliers de pins semblaient hurler ensemble. Surgissant du massif de pivoines, une pluie de pétales lumineux se transformait soudain en filles gigantesques. De frayeur, les bandits sentirent leurs âmes inférieures et supérieures les abandonner. Quelle sorte de démons était-ce ? Les filles immenses n’en finissaient pas de grandir avec leurs cheveux hérissés d’épines, leurs yeux fulgurants, leurs bouches menaçantes… C’est alors qu’une de ces géantes ordonna :
   — Sœurs, vengeons Qiu Xian, notre bienfaiteur ! Vengeons-nous de ces hommes qui nous ont écrasées. Punissons-les !
   Tel un monumental bouquet qui se défait, les filles immenses se jetèrent sur eux. Elles répandaient un froid intense.
   — Nous sommes morts ! Fuyons ! crièrent les voyous.
   Le calme revenu, lorsqu’ils se retrouvèrent, le Seigneur Zhang Wei et Zhang Ba manquaient à l’appel.

 

Deux voyous partent ici-bas,
Une paire de démons s’en va en enfer.

 

   Le lendemain au tribunal, les habitants du village Joie Éternelle se présentent, porteurs d’une pétition. Le préfet avait deviné que son étrange malaise de la veille était un avertissement du Ciel, et se félicitait de n’avoir pas soumis le Fou des Fleurs à la torture. Pressentant là-dessous quelque affaire extraordinaire, il fit sur-le-champ libérer Qiu Xian. S’étant prosternés, tous retournèrent joyeux au village.
   C’est à partir de ce moment-là que Qiu Xian, adepte du jeûne et de la méditation, se mit à rajeunir. Mais c’est le jour de la Fête de la Mi-Automne, aux dires des villageois, que le miracle se produisit. Soudain une musique divine retentit, des parfums suaves se répandirent. Devant Qiu Xian assis en méditation, descendirent du ciel un phénix bleu et une cigogne blanche, qui précédaient la fée des fleurs du lac de Jade sur son char de nuages.
   La fée venait annoncer à Qiu Xian qu’il était nommé « Messager des Fleurs » par décision de l’Empereur de Jade. Immortel préposé aux jardins, il récompenserait ceux qui chérissent les fleurs et punirait ceux qui les saccagent. À cet instant, les villageois virent la chaumière entourée de son splendide jardin et Qiu Xian assis sous son bosquet s’envoler dans le ciel serein d’automne, toujours plus loin, vers le pays du Céleste Empire.
   Il fut décidé que le village s’appellerait désormais le village des Cent Fleurs. Plus tard, un poème devait servir de conclusion à cette histoire, qui disait à peu près ceci :

 

L’amour profond de Qiu Xian fit descendre parmi nous la fée des fleurs.
Avec la chaumière, plantes et herbes s’envolèrent.
Dès lors pour devenir Immortels, inutile d’étudier l’alchimie.

 

Yveline Feray
Le fou des fleurs
Arles, P. Picquier, 2005
(Adaptation)
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