Il n’est pas trop tard, rien n’est à jamais perdu…

 

 

 

 

  Depuis bien des années, la vieille dame vit et travaille dans un immeuble sombre.
  C’est là que, penchée sur une machine à coudre aussi usée qu’elle, elle confectionne des sacs à main de luxe, des pochettes blanches brodées d’or et de perles, frangées d’argent, des sacs étincelants pour soirs de fête et femmes du monde.
  Toute la journée, la vieille dame travaille. Mais l’après-midi, si le temps est beau, elle abandonne un petit moment ses bobines de fil et ferme sa machine à coudre.
  Un chapeau démodé posé sur ses cheveux gris, elle prend son sac à main — un sac à main ordinaire — et sort.

 

  Depuis des années elle suit le même chemin, à travers le Jardin des Tuileries, à deux pas de chez elle. Elle aime y flâner quand il est presque désert, aux heures où le brouhaha de la ville est lointain et assourdi.
  Tout en longeant les massifs de fleurs impeccables, elle rêve aux jardins de son enfance chargés des senteurs de pivoine et de lilas, jardins disparus et déjà oubliés.
  Sur le chemin du retour, elle s’arrête toujours à la devanture du fleuriste.
  Il y a là des brassées de fleurs magnifiques qu’elle ne pourra jamais s’offrir.
  Elle les admire un instant, respire leurs parfums.
  Puis de son petit pas vif, elle rentre travailler.

 

  Une fin d’après-midi, elle aperçoit un pot de fleurs abandonné à côté d’une pile de vieux journaux et de quelques bouteilles vides.
  Elle le ramasse. Une azalée y pousse. Ou plutôt y poussait. La plante est morte. Seuls quelques tronçons de tige noircie subsistent encore. Mais la terre est bonne et le pot intact, alors la vieille dame l’enveloppe dans une page de journal et le monte chez elle.
  Un pot de fleurs. De la terre. Merveilleux.
  Ses yeux brillent.

 

  Chez elle, armée d’une fourchette — c’est le seul outil dont elle dispose — elle déterre l’azalée. Puis au fond de sa grande casserole de cuivre, elle choisit un haricot blanc parmi ceux qu’elle a triés pour son dîner : le plus rond, le plus joli. D’un doigt, elle creuse un trou dans la terre du pot de fleurs, cette terre rare et précieuse, un cadeau du hasard. Elle y dépose délicatement la graine, l’enfouit et l’arrose. Enfin, elle place le pot sur le rebord de sa fenêtre.
  Chaque jour, la vieille dame arrose consciencieusement la terre.

 

  Une semaine plus tard, un matin, quelque chose attire son attention. Elle n’en revient pas. Le haricot a germé.
  Alors tous les jours, et même à tous les moments, la vieille dame abandonne son travail pour surveiller sa plante.
  Deux feuilles vertes apparaissent, puis deux autres.
  Mais très vite, après ces débuts prometteurs, les feuilles se flétrissent comme si le jeune haricot s’était épuisé à sortir de terre. Peut-être lui faut-il un tuteur. La vieille dame déniche une aiguille à tricoter et la pique dans le pot. Puis avec un bout de fil, elle y accroche la tige du haricot.

 

  Ce n’est pourtant pas suffisant. En effet le matin, avant dix heures, le voisin du dessus secoue son tapis à toute volée. C’est un vieux tapis plein d’une poussière malsaine. Impuissante, la vieille dame regarde cette poussière danser et se déposer sur son haricot. Le pauvre ne peut plus respirer.
  Plus tard, d’autres dangers apparaissent.
  Les pigeons du voisinage semblent fascinés par la plante. Ils viennent et reviennent picorer les malheureuses feuilles vertes. La vieille dame essaie bien de les chasser, mais ils sont trop nombreux… Et puis rien n’est plus têtu qu’un pigeon.
  Elle ne peut pourtant pas passer son temps à aller et venir entre la machine à coudre et la fenêtre.
  Le manque de lumière, le tapis, les pigeons… il faut malgré tout sauver le haricot.
  La vieille dame décide de rentrer la plante, mais sa chambre manque de lumière.
  Alors elle emporte le pot sur le palier, l’installe sur une chaise, puis par terre, pour essayer de donner du soleil à son haricot. Elle le surveille avec attention.

 

  Mais la Terre tourne, et du matin au soir la vieille dame doit déplacer le pot.
  Parfois elle oublie et le néglige. Parfois elle sort sur le palier et néglige son travail.
  Enfin il lui vient une idée. On promène bien les chiens et les petits enfants. Pourquoi pas les haricots ?
  La voilà donc qui emporte sa petite plante au Jardin. Elle la cache dans un cabas pour que personne ne sache ce qu’elle transporte. Aux Tuileries, il y a du soleil et de l’eau.
  Chaque jour, assise sur un banc, elle regarde la plante reverdir petit à petit. Mais ce ne sont que de courtes promenades, car la vieille dame doit rentrer travailler.
  De retour dans l’immeuble sombre, le haricot retrouve son air maladif et ses feuilles retombent.

 

  La vieille dame ne sait comment le soigner. Elle a déjà tout essayé.
  Le voisin du dessus continue à secouer son vieux tapis et les pigeons indiscrets reviennent en foule. Quand elle regarde par la fenêtre, elle aperçoit très haut un magnifique ciel bleu.
  Dehors c’est l’été, mais dans certaines chambres l’été n’entre jamais.
  Chaque jour, la vieille dame compte et recompte les feuilles de son haricot. Leur nombre n’augmente pas. La plante dépérit doucement.
  Alors elle prend une décision.

 

  Très tôt, un matin, elle va au Jardin des Tuileries : il n’y a encore personne. Dans son cabas, elle apporte le haricot et une petite bouteille d’eau. Elle doit agir vite.
  La vieille dame vide la terre du pot de fleurs, puis utilise le pot pour creuser un trou derrière une petite bordure de buis. Ensuite elle repique le haricot au milieu d’un parterre de fleurs multicolores. Elle l’arrose avec sa bouteille et garde le pot, pour ne laisser aucune trace.
  Enfin, satisfaite et un peu lasse, elle s’assoit un moment sur un banc.
  Elle se repose. Elle est heureuse. Les gens passent auprès d’elle, sans la remarquer, sans remarquer le haricot. Tout le monde l’ignore, mais elle a sauvé une plante, une vie.

 

  Ce soir-là, lorsque la nuit tombe et que le Jardin ferme, la vieille dame rentre à pas lents vers sa chambre vide, cette chambre où, désormais, il faudra vivre seule.
  Très vite, la présence familière des quelques feuilles vertes lui manque.
  Alors chaque jour, discrètement, elle va voir sa plante. Tout se passe bien. Gorgé d’eau et de soleil, tirant une force neuve de cette terre généreuse, le haricot se développe.
  Elle le soigne, et de temps à autre lui nettoie les feuilles.
  Personne ne sait que le haricot lui appartient.
  Ce plant de haricot, incongru parmi les quelques arbustes et les fleurs éclatantes, est son jardin secret. Elle l’a sauvé. Le voir pousser est sa consolation, son doux secret, son réconfort, sa joie.
  Jour et nuit, la vieille dame y pense.
  Il y a, quelque part dans Paris, quelque chose qui lui appartient.
  Et le haricot continue à grandir. Vite, trop vite, comme pour rattraper le temps perdu. Ses feuilles se multiplient. Il fleurit. Les fleurs deviennent des graines. Voilà maintenant qu’il dépasse la bordure de buis qui l’a jusqu’ici caché et protégé.

 

  Un jour — un beau jour de juillet — trois hommes entrent dans le Jardin : deux jardiniers et leur chef, un inspecteur à l’allure fort sévère. Les deux hommes se mettent au travail, d’abord munis de sécateurs, puis d’autres outils. Ils plantent, émondent, taillent et coupent.
  À dix heures quand la vieille dame arrive, ils s’approchent justement du haricot.
  Ses feuilles vert tendre s’élancent toujours plus loin. Le haricot n’est pas à l’alignement. Sa présence dérange l’harmonie du massif. C’est un intrus.
  La vieille dame reste à distance des jardiniers. Immobile, très inquiète, elle n’ose pas se précipiter, expliquer à ces hommes…
  Elle attend, le cœur battant.

 

  Soudain, l’inspecteur tend le doigt, l’un des jardiniers arrache le haricot et le jette dans l’allée.
  Un peu plus tard, la vieille dame voit s’éloigner les hommes pour le déjeuner.
  Dès qu’elle est seule, elle s’approche et tendrement ramasse la plante brisée.
  Elle est morte et déjà les feuilles se fanent. La vieille dame la contemple longuement.
  Mais…
  La vieille dame cueille quelques gousses du haricot et les serre dans sa main comme un bouquet. Bien vite elle rentre chez elle. Du Jardin, elle a rapporté de la terre qu’elle vide dans le pot pour y planter trois nouvelles graines.
  Ces graines renferment tout l’espoir qui lui reste. Il n’est pas trop tard, elle le sait : rien n’est perdu. Tout va recommencer, comme avant : peut-être mieux qu’avant.
  Ce n’était encore qu’une répétition.

 

  Derrière sa fenêtre, la vieille dame à nouveau se tient aux aguets, les yeux fixés sur le petit pot où dorment les trois graines. Cette fois, elle saura comment les protéger, quand les transplanter, quand les rapporter à la maison.
  Dans un petit moment, elle doit se remettre au travail.
  Il pleut doucement sur le pot et sur ses graines.

 

 

Edmond Séchan
(Adaptation)

 

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