Après ses grands-parents, c’est sa vieille tante Esther qu’Alexandra réussit à faire enfin parler… La mémoire des camps… Son premier violon brisé dans un wagon, un numéro tatoué, l’horreur en plus… et la force vitale de la musique. Alexandra comprend peu à peu le silence lourd qui pesait sur l’histoire de sa famille, l’histoire de son pays…
Alexandra adore aller passer le week-end chez Esther, la sœur de sa grand-mère Sarah. Elle possède un jardin, avec des arbres fruitiers, des animaux, des télés dans chaque pièce. Tout au long du couloir, on la voit sur des affiches, quand elle était jeune et qu’on lui demandait de jouer du piano dans tous les pays du monde, à Louang-Prabang comme à Tananarive. Dans l’album de photos familial, on la voit, toute petite, la tête penchée sur un violon.
— Bizarre ! Pourquoi tu n’en joues jamais, Tatie ? Tu pourrais m’apprendre…
La vieille dame ne répond pas, juste un regard triste. Le soir même, habillée comme pour un concert, Esther installe Alexandra dans un fauteuil avant de se mettre au piano au milieu de la salle à manger pleine de souvenirs.
— Quelle chanson te ferait plaisir ?
La fillette fait semblant de réfléchir, le nez en l’air.
— Il y en a bien une, sauf que tu ne la connais pas, elle est trop jeune…
— Demande toujours en me chantant les premières notes.
Alexandra prend sa respiration. Elle fredonne la musique d’une des chansons de Notre-Dame de Paris.
— Belle, c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle…
Déjà, les doigts d’Esther survolent les touches pour donner naissance à la mélodie d’Esméralda, tandis que la voix claire de la vieille femme se mêle peu à peu à celle de sa petite-nièce.
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Le matin, après le petit-déjeuner sur la terrasse, il faut donner à manger aux lapins puis prendre un bain. Sous la douche, le papillon qui décore l’épaule d’Alexandra perd toutes ses couleurs. Bientôt, c’est le dessin noir de ses ailes et de ses antennes qui disparaît. Elle s’essuie, prend une autre décalcomanie dans sa trousse de toilette, puis essaye de poser un nouveau papillon sur sa peau. Mais avec une seule main, c’est pas facile.
— Tatie Esther, t’es là ?… Tu me fais un tattoo ?
La grand-tante, bras nus, un fichu sur les cheveux, pose près de la baignoire les roses mauves qu’elle vient de cueillir.
— Tu es jolie comme un cœur. Regarde, les fleurs sont jalouses de toi, elles referment leurs pétales…
— Oui, mais mon tatou ?
Esther lui tend sa robe.
— Non ! Allez, habille-toi, tu n’en as pas besoin pour être belle…
La gamine fait la grimace. Soudain son regard tombe sur des chiffres bleus pâle gravés sur le bras de sa vieille tante.
— Toi aussi, tu t’es fait un tatouage, sauf que le tien, il n’est pas beau !
Esther se redresse et déroule les manches de son chemisier pour cacher l’inscription mais Alexandra lui saisit la main.
— Pourquoi c’est un numéro ? À quoi ça sert ? C’est le téléphone de ton amoureux ?
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Tout le reste de la journée, Esther le passe devant son piano sans arriver à en faire sortir le moindre refrain. Ses doigts pèsent des tonnes. Elle redescend dans le verger et trouve Alexandra assise sur une grosse branche de cerisier, les mains, les joues, les lèvres barbouillées de rouge.
— Quand tu iras te laver, tout à l’heure, je t’aiderai à copier ton tatou… Le mien, c’est vrai qu’il est affreux. Tu sais, je n’en voulais pas. On me l’a fait de force comme on marque le bétail au fer rouge.
Alexandra se suspend à la branche avant de se laisser tomber sur l’herbe.
— Qui est-ce qui t’a fait du mal ? Raconte-moi, je vais aller les voir…
Esther lui essuie le visage avec un mouchoir.
— C’était il y a très longtemps, l’année de mes quinze ans… Ton grand-père et Sarah, ta grand-mère, t’ont expliqué comment ils ont été sauvés grâce à monsieur Pierre… Moi, je n’ai pas eu cette chance…
Je dormais dans la petite chambre, à côté de celle de mes parents, quand les policiers et les soldats nazis sont arrivés, avec leurs chiens. On n’a pas eu le temps de s’habiller, ni de faire les valises. J’ai seulement pris mon violon. Ils nous ont conduits à la gare de Nancy, avec beaucoup d’autres familles juives. Ils nous ont mis dans des wagons de marchandises sans rien pour boire ni pour manger. On a roulé pendant trois jours, serrés les uns contre les autres, dans une chaleur étouffante, ignorant où ils nous emmenaient…
— C’est pas juste ! On n’a pas le droit de faire ça.
— Tout le monde était tellement triste que j’ai joué les airs que j’apprenais au Conservatoire. Du Vivaldi, du Haydn, trois petites pièces de Mozart. À l’autre bout du wagon, soudain, un jeune garçon s’est mis à m’accompagner, à la flûte… On aurait dit la voix d’un ange. J’ai su après qu’il était gitan. Le courage est revenu…
— Et tes parents ?
— Au bout du voyage, ils ont séparé les parents des enfants. On nous a rasé les cheveux, mis des habits de bagnards, supprimé notre nom, notre prénom. À la place, il n’y avait plus que ce numéro tatoué sur le bras. Tu comprends maintenant ?
— T’aurais dû me le dire avant.
— C’est trop difficile, Alexandra. Je suis restée deux ans dans ce camp de concentration, avant qu’il ne soit libéré par les Russes, et pendant deux ans, personne n’a eu le droit de m’appeler Esther. Interdit sous peine de mort ! J’étais devenue moins qu’un animal : un objet avec un code-barre gravé sur la peau, le matricule 45 871. C’est trop difficile.
— C’était comment là-bas ? Dis-moi tout à la fin !
— Il n’y avait rien. Ça sentait mauvais, pas une fleur n’osait pousser… Même le soleil était gris, en été.
— La neige, elle restait quand même blanche ?
Esther remue la tête de droite à gauche.
— Non, grise. Elle prenait tout de suite la couleur de la cendre…
Alexandra se serre contre sa vieille tante sur la balancelle tandis que là-haut, le soleil joue à cache-cache avec les nuages.
— Tu ne pouvais pas t’échapper ? Si j’avais été là, je me serais déguisée en lapin ou en souris et je t’aurais aidée…
Elle l’embrasse sur le front.
— Impossible de s’enfuir. Il y avait des gardiens en haut des miradors avec des mitrailleuses, des grillages électrifiés, du fil de fer barbelé, et surtout, nulle part où aller… En plus, on ne nous donnait presque rien à manger. Je n’avais plus de force. La seule solution, c’était d’être assez forte dans sa tête pour survivre. Garder l’espoir. Se dire, jour après jour, nuit après nuit qu’on était un homme, une femme. Pas un animal. Si on acceptait, un seul instant, d’être un numéro, ils avaient gagné, et c’est comme si on était mort.
— C’est drôlement dur ! Comment tu as fait ?
— J’ai joué de la musique.
Alexandra fronce les sourcils.
— Ils t’avaient laissé ton violon ?
— Non, un soldat l’a écrasé sous son talon, dès notre arrivée. J’ai juste réussi à ramasser une des chevilles d’ébène qui servaient à tendre les cordes. Elle est ici, dans un tiroir que je n’ouvre jamais. Mais, tu sais, ce n’est pas nécessaire d’avoir un instrument pour faire de la musique.
— Ah bon ?
— Oui, il suffit de s’en inventer un…
La fillette hausse les épaules.
— Tu as trouvé du bois, de la ficelle et de la colle ?
— Il me fallait d’abord une cachette secrète pour le ranger quand je l’aurais fabriqué…
La vieille femme lève la main et se tapote le front du bout des doigts.
— Là, dans mon cerveau. Il y a davantage de place que dans toutes les télévisions du monde ! Et là, dans ma cachette, il y avait justement du bois, de la ficelle et de la colle invisibles. Je ne pouvais pas changer les couleurs du camp, le goût de ce qu’on nous donnait à manger, les odeurs, mais en fermant les yeux, je me souvenais de chaque note de musique entendue avant de me faire arrêter.
Esther ferme les yeux et poursuit lentement :
— Je me repassais tout en silence, les comédies musicales que j’avais vues au Trianon Palace avec Sarah, les airs de jazz que mon père écoutait sur son poste de radio, les chansons qu’on apprenait à l’école, tout, même les exercices que mon professeur de violon, mademoiselle Ferrier, m’obligeait à faire au Conservatoire de Nancy.
— Ils ne s’en apercevaient pas, les gardiens, que tu trichais ?
— Non, ton visage ne bouge pas d’un millimètre, il n’y a que toi qui vois les images défiler à l’intérieur de tes paupières, le son ne sort pas de tes oreilles. On m’avait enfermée dans une prison mais j’avais trouvé le moyen de m’en échapper autant de fois que je le voulais.
— Et tu t’es mise au piano parce qu’ils ont cassé ton violon ?
— Non, c’est à cause de la nuit de Noël de 1943…
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Dans l’après-midi, les gardiens ont sélectionné tous les prisonniers qui étaient musiciens. Ils nous ont donné des instruments et nous ont rassemblés, à la nuit tombée, devant la maison de leur chef. Je me suis retrouvée près du jeune gitan qui m’avait accompagnée à la flûte dans le train. On nous a obligés à jouer L’Hymne à la Joie, une des plus belles musiques composées par Ludwig van Beethoven :
Joie discrète, humble et fidèle,
Qui murmure dans les eaux,
Dans le froissement des ailes
Et les hymnes des oiseaux…
Il a fallu rester debout, le ventre vide, dans le froid, les doigts gelés sur nos instruments. La musique entrait par la fenêtre entrouverte dans la pièce où nos bourreaux mangeaient et buvaient. À un moment, le son de la flûte s’est éteint. Le jeune garçon s’était écroulé dans la neige. Aujourd’hui, si je prenais un violon, je ne penserais qu’à lui, pas à la musique.
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Un peu plus tard, Esther s’installe au piano. Elle aligne les premières notes de Danse mon Esméralda, « une Gitane elle aussi », mais Alexandra s’approche.
— C’est comment, L’Hymne à la Joie ?
Esther tente de jouer mais ses doigts tremblent. Elle se lève.
— Viens, je vais t’aider à poser ton tatouage.
Alexandra l’embrasse. Elle lui a murmuré à l’oreille :
— C’est plus la peine, Tatie… Je fais comme toi. Je ferme les yeux. J’ai l’impression que je marche dans la campagne, qu’un vrai papillon vient se reposer sur mon épaule.
Un rayon de soleil sèche les larmes qui naissent dans les yeux d’Esther.
Sur les joues de la gamine, ça fait comme un petit arc-en-ciel.