À tous ceux qui recherchent des vérités
et qui savent écouter le langage de la brise.
(Et celui des tortues !)
Douglas Wood
Il était une fois un pays lointain et merveilleux… enfin, pas si lointain que cela… un pays où chaque pierre était un maître et chaque souffle de brise un langage, où chaque lac était un miroir et chaque arbre une échelle vers les étoiles.
C’est dans ce merveilleux pays qu’atterrit un jour… une vérité.
Elle tomba du haut des étoiles, balayant le ciel de son immense traîne.
Mais, en tombant, elle se brisa.
L’un des morceaux disparut dans le ciel nocturne, et l’autre atterrit dans ce beau pays.
Au matin, Corbeau trouva le morceau tombé sur terre. C’était une sorte de pierre brillante d’une saisissante beauté. Il la ramassa.
« C’est une belle vérité, dit Corbeau. Je vais la prendre. »
Et il l’emporta. Il la garda un moment, l’examina avec soin.
« Cette vérité n’est pas tout à fait parfaite, se dit-il. Il en manque un morceau. Je vais en chercher une entière. »
Et il s’envola en la laissant tomber au sol.
D’autres animaux qui adoraient ce qui brille remarquèrent, eux aussi, cette vérité.
Renard, Coyote et Raton Laveur, chacun la ramassa et la conserva un temps. Mais ils jugèrent tous qu’elle avait des arêtes blessantes et n’était pas facile à transporter. Ses éclats perdirent bientôt tout leur attrait.
« Nous n’avons pas besoin de cette vérité brisée, dirent-ils. Nous allons en chercher une complète. »
Papillon et Ours, attirés par son parfum sucré, découvrirent à leur tour la vérité brisée.
Mais tous deux trouvèrent qu’elle laissait un goût amer.
« Il manque quelque chose à cette vérité », pensèrent-ils. Et ils l’abandonnèrent.
Tant et si bien que, quelque temps après, plus aucune des créatures ne remarquait la vérité brisée, qui gisait sur le sol, oubliée de tous.
Mais, un jour, un homme la trouva. Il se promenait tranquillement, en écoutant les doux murmures de la brise et en admirant les beautés du monde environnant, lorsqu’il la découvrit.
Elle portait une inscription qui signifiait « Tu es aimé ». L’homme la ramassa avec précaution en pensant que c’était la plus belle chose qu’il avait jamais vue. Il la cacha en lieu sûr et la garda précieusement. Parfois, il la sortait pour l’admirer. Alors, la vérité scintillait pour lui seul et lui murmurait un message au creux de l’oreille. De sa vie, cet homme ne s’était jamais senti aussi fier et heureux.
Mais il le fut plus encore quand il fit découvrir la merveilleuse vérité aux siens, à ceux qui vivaient avec lui, parlaient et s’habillaient comme lui, en un mot lui ressemblaient. Et tous se mirent à chérir cette nouvelle et merveilleuse vérité. Ils croyaient en elle. Ils la serraient contre eux, elle devint leur trésor le plus précieux.
Peu à peu, l’homme et son peuple n’entendirent plus le langage de la brise ni celui des pierres. Ils n’écoutaient plus que leur vérité. Ils n’étaient plus capables de voir la beauté que reflétaient les lacs, ni les échelles vers les étoiles. Ils n’avaient d’yeux que pour leur vérité brillante.
Et elle leur suffisait.
Alors ils la nommèrent…
La Vérité
La Vérité leur procurait un sentiment de bien-être, de force et de fierté.
Mais bientôt ils éprouvèrent de la crainte et même de la colère envers ceux qui n’étaient pas comme eux et qui ne partageaient pas leur vérité. Les autres créatures et les autres habitants de leur beau pays leur parurent de moins en moins intéressants.
Et rares étaient ceux qui étaient encore capables de comprendre le doux langage de la brise.
Le temps passa.
« Nous voulons nous aussi posséder cette Grande Vérité car elle donne bonheur et pouvoir », dirent les autres peuples.
Alors il y eut de terribles batailles et, de combats en combats, la vérité brisée fut gagnée puis perdue, regagnée, à nouveau perdue. C’était sans fin.
Mais son pouvoir et sa beauté étaient tels que personne ne doutait d’elle. Quand on ne la possédait plus, on ressentait un grand vide.
Les arbres et les pierres souffraient. Les brises et les eaux souffraient tout comme les animaux et la terre…
Et puis, plus que tout, les hommes souffraient.
Alors les animaux allèrent trouver Vieille Tortue.
Elle était aussi sage et vénérable que les montagnes et les mers.
Corbeau, Renard, Coyote, Raton Laveur, Papillon, Ours et les autres, tous se rendirent auprès de Vieille Tortue.
« Cette vérité, lui dirent-ils, pour laquelle les gens se battent, nous l’avons tous eue en notre possession. Mais elle est brisée et ne fonctionne pas. S’il te plaît, dis-le aux hommes. »
« Je regrette, dit Vieille Tortue, mais ils ne m’écouteront pas. Ils ne sont pas encore prêts. »
Et le malheur et la souffrance perdurèrent.
Jusqu’au jour où… une Petite Fille décida de rencontrer Vieille Tortue.
Elle fit un très long voyage, traversa les Monts de l’Imagination, la Rivière du Doute et des Pourquoi. Elle se fraya un chemin à travers la Forêt des Parce Que. Quand elle était trop fatiguée, elle s’installait sur le dos des animaux ou sur les ailes des oiseaux.
Et tous l’aidaient à trouver son chemin.
Enfin, ils arrivèrent sur une immense colline au centre du monde.
La Petite Fille n’avait jamais rien vu de si lointain ni de si beau.
Mais lorsqu’elle vit Vieille Tortue, elle ne put lui parler.
Elle se contenta de la regarder, les yeux tout émerveillés.
« Pourquoi es-tu venue de si loin pour me voir, Petite Fille ? » lui demanda Vieille Tortue.
Sa voix semblait venir de loin, mais elle était aussi douce que le murmure de la brise sur les ailes d’un papillon.
« Je voulais vous poser une question, répondit la Petite Fille. Là où je vis, la terre a mal et les gens souffrent. Ils sont tout le temps en guerre les uns contre les autres. Ils disent qu’il en a toujours été ainsi et que ça ne changera jamais. Est-ce que cela peut changer, Vieille Tortue ? Pouvons-nous changer cela ? »
Et Vieille Tortue parla.
« Petite Fille, le monde n’a pas toujours été celui que tu décris. »
Elle lui raconta comment les gens avaient trouvé la vérité brisée et le malheur que cela avait engendré.
« C’est parce qu’elle est très proche d’une grande et entière vérité qu’elle recèle tant de beauté. Et c’est pour cela que les gens l’aiment. C’est le morceau manquant de cette vérité dont les gens ont besoin si l’on veut que le monde aille bien de nouveau. »
« Mais où se trouve ce morceau perdu ? demanda la Petite Fille. Pouvons-nous réparer la vérité ? »
« D’abord, mon enfant, dit Vieille Tortue, rappelle-toi qu’il y a des vérités tout autour de nous et en nous. Elles scintillent la nuit dans le ciel et fleurissent sur terre. Elles tombent sur nous chaque jour, aussi silencieuses que la neige, aussi légères que la plume. Les gens qui s’accrochent à leur unique vérité oublient qu’elle est une part de toutes les belles et petites vérités de la vie. Ils ne sont plus capables de voir et d’écouter ces mille petites vérités. Mais… peut-être, peux-tu… »
« Je… je vais essayer », dit la Petite Fille.
Elle repensa à son long voyage. Elle admira toute la beauté qui l’entourait. Elle contempla les collines lointaines, les fleurs à ses pieds, la course des nuages, l’envol des oiseaux, la danse de la lumière sur la terre verte et foisonnante de vie. Elle écouta le délicieux murmure de la brise.
Peu à peu… elle eut le sentiment que le monde entier était fait de vérités. Comme s’il n’avait été créé que pour elle et qu’elle était faite pour lui.
Un sourire intérieur illumina son cœur… et elle pensa qu’elle comprenait peut-être.
Elle regarda à nouveau Vieille Tortue, les yeux emplis d’une admiration débordante.
Vieille Tortue reprit la parole.
« Petite Fille, rappelle-toi aussi la chose suivante. La Vérité Brisée et la vie elle-même ne seront réparées que lorsqu’une personne en rencontrant une autre — quelqu’un d’un autre pays, quelqu’un de différent, ayant d’autres mœurs — sera capable de la voir et de l’écouter pour ce qu’elle est. Ce n’est qu’à cette condition que l’on comprendra que chaque personne, chaque être est important, et que le monde est fait pour chacun d’entre nous. »
Les deux amies restèrent silencieuses un long moment, seules sur le toit du monde. La Petite Fille pensait en elle-même qu’elle pourrait rencontrer d’autres personnes dans d’autres beaux pays, des personnes avec d’autres façons de faire et d’autres vérités, des gens très différents d’elle mais des gens formant ensemble un seul et même peuple : l’humanité.
Pour finir, elle posa une dernière question.
« Vieille Tortue, comment les gens vont-ils comprendre tout cela ? »
« En recherchant autour d’eux ces petites vérités toutes simples, répondit Vieille Tortue. En écoutant à nouveau le langage de la brise, en apprenant la leçon des pierres et des animaux, des arbres et des étoiles. En écoutant même, ajouta-t-elle en gloussant, les tortues et les petites filles !
Maintenant, mon enfant, il est temps pour toi de partir retrouver ton peuple et de lui dire ce que tu as vu, ce que tu as appris, et de l’aider ainsi à réparer sa Vérité Brisée.
Emporte cela, ajouta-t-elle en lui glissant quelque chose dans la main. Je l’ai conservé depuis très longtemps pour quelqu’un tel que toi. »
La Petite Fille regarda ce que Vieille Tortue lui avait donné. C’était une sorte de pierre, une pierre mystérieuse, merveilleuse. Elle était très agréable à toucher, la tenir procurait un sentiment de bien-être.
Elle la serra étroitement dans sa main puis la rangea avec soin pour le voyage.
« Merci, Vieille Tortue », dit-elle en étreignant le long cou tanné de son amie.
Puis elle se mit en route.
Elle parcourut à nouveau la Forêt des Parce Que, traversa la Rivière du Doute et des Pourquoi, gravit les Monts de l’Imagination. Corbeau lui indiquait le chemin et, lorsqu’elle était bien fatiguée, tous ses amis animaux l’aidaient.
De temps en temps, pour reprendre des forces, elle caressait la pierre que lui avait donnée Vieille Tortue. Son voyage dura très longtemps, enfin, d’une certaine façon, pas si longtemps que cela…
Enfin elle fut de retour.
Mais ceux dont le cœur voyage longtemps reviennent transformés.
Aussi ne la reconnut-on pas. Lorsqu’elle parla, on ne comprit rien. Elle fit le récit de son voyage mais personne ne put en saisir le moindre mot. Elle parla d’un monde fait de petites vérités très douces, elle expliqua que tous les hommes faisaient partie d’un seul et même Peuple.
Mais nul n’était capable de saisir la signification de ses paroles. Elle évoqua la Vérité Brisée, la nécessité de la reconstituer dans son entier. Mais chacun demeurait incrédule.
Alors, voyant ce qui se passait, Corbeau vola jusqu’à la tour qui dominait le village et où l’on conservait la Grande Vérité dans un endroit où tout le monde pouvait la voir. Il coassa longuement et très fort.
Si bien que la Petite Fille comprit soudain ce qu’elle devait faire. Elle grimpa elle-même en haut de la tour. Elle sortit de sa poche la pierre de la Vieille Tortue… et avec une infinie précaution… elle ajouta le morceau manquant à la vieille pierre brisée.
L’ensemble se complétait parfaitement.
Les gens regardaient.
Regardaient.
Regardaient.
Les uns fronçaient les sourcils.
D’autres souriaient.
D’autres même riaient.
D’autres encore pleuraient.
Mais tous commencèrent à comprendre.
Le temps passa et, dans ce beau pays, les arbres grimpèrent de nouveau en échelles vers les étoiles, les eaux brillèrent tels des miroirs dans lesquels les gens admiraient les reflets de la beauté.
Quand la brise soufflait, tous entendaient sa musique.
Nuit et jour tombaient de minuscules vérités, douces comme la neige, légères comme du duvet.
Chacun les trouvait, les conservait dans le secret de son cœur.
Et lorsque l’on rencontrait quelqu’un de différent de soi, on l’acceptait de plus en plus comme son semblable.
Et très loin, sur une colline au centre du monde…
Vieille Tortue souriait.