Moi, je veux aller à l’école

 

Maintenant je vais vous parler du père du père de mon père qui s’appelait Nils.
Il vivait, il y a longtemps, là où je ne suis jamais allé, dans le temps d’avant ce temps, d’avant maintenant.
Dans ce temps-là, les forêts étaient grandes, les arbres étaient grands et les bêtes sauvages hurlaient en farfouillant entre les arbres. Les aigles, les ours et les loups avaient tous faim. Les gens vivaient dans de petites cabanes entre les arbres. Ils avaient des animaux qui n’étaient pas sauvages. Mais les bêtes sauvages voulaient manger les animaux des hommes.

 

C’est là que vit Nils. Nils est petit, Nils a sept ans. Nils a le nez qui coule, parce qu’il marche nu-pieds. C’est Nils qui coupe le bois, les oncles eux ne veulent pas, ils disent qu’ils se sont coupé le doigt de pied. Ils préfèrent jouer aux cartes.
C’est Nils qui prépare la soupe, il n’a pas de maman, son papa est dans la forêt et Tante Émie, elle, reste couchée sur la banquette à chanter.

 

Nils est le père du père de mon père. Il l’est devenu, bien plus tard. Il a des pantalons déchirés et une casquette qu’un boucher lui a donnée.
Le papa de Nils ne parle presque pas. Le papa est silencieux comme un ours. Le papa pose des pièges à martres.

 

 

Pendant l’hiver quand il fait froid, Nils sort avec son papa. Ils partent quand la nuit se finit, quand les étoiles s’éteignent. Le papa laisse de grandes traces dans la neige, Nils des petites traces dans les grandes.
Toute la journée Nils pose des pièges et coupe du bois. Avant, ils avaient une vache, parfois c’est elle qui ramenait le bois à la maison.
Mais un jour que le papa n’avait plus de balles pour tirer, un ours l’a attrapée et l’a mangée.

 

Du tas de bois près de la maison, Nils peut voir le chemin de la forêt.
Le chemin vient d’un village lointain et mène à un autre village au loin. Parfois du monde passe sur le chemin, des chasseurs, de drôles de gens. Ils trimbalent des paquets, ou bien ils ne portent rien.
Parfois des bonnes femmes viennent avec leurs baluchons, parfois ce sont des bonshommes avec de grands sacs. Dedans il y a des boutons, des épingles à nourrice. Ils entrent dans la maison pour les vendre et pour parler. Même ceux qui n’ont rien entrent pour parler. Après ils ont faim, ils peuvent avoir du poisson s’il y en a.

 

 

Quand Nils était petit, d’abord, il n’y avait pas d’école. Et pas de bonhomme à cheval sur les chemins. Mais voilà qu’un bonhomme à moustache arrive sur un vilain grand cheval ! Le bonhomme parle avec le papa. Il dit que tous les enfants doivent aller à l’école. Tous les enfants, dit-il. À l’école, à l’école, à l’école ! À la fin le papa se fâche, il frappe le cheval pour qu’il parte avec ce bonhomme.
Mais Nils a tout entendu. Nils veut aller à l’école.
Un jour en octobre, Nils part à l’école. Le papa ne veut pas, mais Nils sait insister. Il part pour l’école, même s’il ne sait pas ce que c’est. Il a un fusil, parce qu’il doit tuer des écureuils sur le chemin. Le papa lui a dit : « Chasse au moins des écureuils, ça c’est utile. » Mais s’il voit un ours, il se sauvera.

 

 

L’école est une grande maison où habite une maîtresse. Quand la cloche sonne, on a le droit d’entrer. On ne doit pas cracher. Après, la maîtresse arrive, alors tout le monde se tait.
Tout le monde se tait : on dirait un ange ! Les anges portent des habits célestes. La tante Émie un jour l’a dit.
D’abord personne ne comprend ce que dit la maîtresse. Elle vient d’une province éloignée. Après, on l’entend dire A. A comme Abou, le petit singe. Tous les enfants sont sages comme des images. La maîtresse dans un bruissement passe dans sa robe d’ange.

 

 

À l’école, on apprend pour savoir.
A comme Abou le petit singe. O comme Oasis. S comme Soleil. Le soleil est haut dans le ciel. E comme Écureuil. Nils en a tué trois sur le chemin, mais la maîtresse ne veut pas les voir. D comme Dromadaire. Les dromadaires et les chameaux ont des bosses et ils traversent les Déserts.
Là-bas il n’y a pas de neige. Jésus marche aussi dans le désert. Il a une barbe. Mais où est le désert ?

 

Dehors tombe la neige. Devant la fenêtre passe un élan.
Demain Nils ira encore à l’école.
Et le jour après demain, après-après-demain, et tous les lendemains.

 

Parfois Nils ne rentre pas à la maison après l’école.
Il reste seul avec la maîtresse. Elle habite à l’école.
Nils coupe du bois pour la maîtresse, et puis ils mangent un peu de soupe. Nils a toujours des questions à poser, il veut tout savoir. Il veut parler de D comme Dromadaire dans le Désert. Mais la maîtresse se tait et regarde la bougie. Après, elle parle un peu de K comme Kalmar. Kalmar est une ville qui n’est pas dans le désert mais dans sa province à elle. Là-bas il y a un château, il y a une maison aussi, où la maîtresse a vécu.
— Ça alors ! dit Nils, c’est difficile à imaginer.
Dans la forêt, dans l’école tout se tait.
La maîtresse va dormir sur le sofa et Nils sur le tapis.

 

Maintenant il fait si froid que ça pince. Les loups hurlent et griffent les murs de la maison pendant la nuit. Nils veut quand même aller à l’école, et il y va. Il ne chasse plus les écureuils.
Il pense aux dromadaires et aux chameaux. Il pense à A comme Abou le petit singe et à P comme Perroquet.
Le papa n’est pas content. Il voudrait de l’aide pour ses pièges. Les oncles râlent. Ils doivent couper le bois eux-mêmes. On dirait que leurs doigts de pied sont guéris.
La tante Émie, elle, prépare la soupe en chantant. Personne ne reconnaît Nils à la maison, ses yeux brillent tellement.

 

 

Nils s’enfonce dans la neige sur le chemin de l’école. Aujourd’hui c’est la Sainte-Lucie. C’est la fête de la lumière, a dit la maîtresse. La sainte Lucie vient le jour le plus sombre de l’année, et elle porte des bougies sur la tête pour ramener la lumière.
Nils voit de très loin qu’il se passe quelque chose d’étrange. Toute l’école rayonne d’une lumière. Mais ce n’est pas la sainte Lucie qui brille.
C’est le feu ! Le feu est en train de dévorer l’école ! Le feu lèche et croque l’école, l’école craque et crépite.
— Ma maîtresse ! crie Nils.

 

Mais la maîtresse n’est pas là-dedans. Elle est debout dans la neige, elle pleure, elle s’enroule dans une couverture.
Les enfants qui sont venus pleurent aussi. Puisque personne ne peut éteindre un feu pareil, il n’y aura plus d’école.
Mais Nils s’avance et dit :
— Maîtresse, tu peux venir habiter chez moi. Maintenant l’école se fera chez moi.
Le papa n’est pas content, même si Nils revient avec une maîtresse céleste. La maîtresse reste chez Nils, elle va dormir près de la cheminée. Le chat doit se trouver un autre coin.
Et toute l’école s’installe chez Nils.

 

 

Les autres enfants ont un long chemin à faire pour venir. Les oncles et la tante Émie écoutent l’école aussi, et parfois même le papa écoute l’école, quand il revient de la forêt.
Ils peuvent tous entendre parler de S comme Serpent, de P comme Paris et de E comme Éléphant. Il existe tant de choses et tant d’animaux. Chacun doit s’imaginer à quoi tout ça ressemble, parce que les images ont brûlé avec l’école.
Il ne reste qu’un seul livre.
Et c’est sur la neige qu’il faut écrire.

 

Pendant les longs soirs d’hiver, quand les enfants sont rentrés chez eux, la maîtresse est assise près du feu et fait de la couture. Sa robe d’ange a été salie et il faut la jeter. Elle doit en coudre une nouvelle, une plus chaude aussi.
Nils reste à côté d’elle, il taille un morceau de bois. Le papa va et vient dans la cabane, il regarde le feu, il regarde la maîtresse. Il la trouve si douce et si belle. Et il dit :
— Euh, maîtresse… Voulez-vous une fourrure pour vous asseoir ?
Alors elle lève les yeux, le regarde et elle dit :
— Appelez-moi Marie-Louise, si vous voulez…
Mais le papa se tait. Il devient timide. Il n’ose plus rien dire.
On ne dit plus rien. Les oncles louchent à force de regarder dans le livre. La tante Émie chante dans son sommeil.

 

Maintenant le printemps revient. Les bêtes sauvages se cachent dans la forêt profonde pour s’occuper de leurs petits. Les oiseaux reviennent aussi.
L’été revient. Ce sont les vacances. Oui, l’école est finie. Et Marie-Louise la maîtresse rassemble ses affaires dans un baluchon, elle va retourner à K comme Kalmar, sa ville.
Le papa et Nils la regardent, ils ont chacun une boule au fond de la gorge.
Ils auraient voulu lui demander de rester, mais aucun n’a osé.

 

Maintenant elle dit adieu, eux aussi disent adieu, et elle s’éloigne. Elle fait un signe avec la main, eux aussi ils lui font signe, elle se retourne une dernière fois, puis s’en va et disparaît. Elle est partie au loin, sur le long chemin vers K comme Kalmar.
Mais le livre, elle l’a laissé chez Nils.

 

 

Marie-Louise la maîtresse est restée à Kalmar, Nils n’est plus jamais retourné à l’école, car la nouvelle école s’est construite beaucoup trop loin.

 

Le père du père de mon père a appris à lire dans le livre que la maîtresse avait laissé dans la maison. Il l’a lu et relu jusqu’à ce que les lettres pâlissent.
Alors, il est parti lui aussi. Il s’est engagé sur un bateau pour l’Allemagne.
Un jour dans un zoo il a vu un singe, mais il n’est jamais allé en Afrique. Ensuite il est revenu à terre, il s’est marié, et là il a eu des enfants. Il a eu un fils, qui plus tard est devenu mon grand-père.
C’était il y a longtemps, dans le temps d’avant ce temps, d’avant maintenant.

 

 

Thomas et Anna-Clara Tidholm
Moi, je veux aller à l’école
Paris, Mango Jeunesse, 2005

 

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