Sur la grande place Djemaa el-Fna, à Marrakech, est assis le conteur. Pour quelques piécettes, il vous racontera des histoires où se mêlent la magie, la sagesse et l’humour. La plupart des histoires appartiennent à l’histoire du peuple berbère. Elles sont peuplées de djinns et de goules, et imprégnées de la saveur d’un peuple voué aux échanges.
Dans le Moyen Atlas, se dressent de grandes forêts de cèdres, parsemées de vastes pâturages. Et c’est dans cette région que vivait un bûcheron, nommé Mimoun.
Mimoun trouvait son métier très dur. En outre, abattre les arbres et les débiter ne lui rapportait pas beaucoup d’argent. Il trouvait aussi que les grands arbres de la forêt étaient effrayants. Il vivait dans une peur permanente, peur des ombres obscures qui pourraient se transformer en animaux sauvages prêts à bondir sur lui.
Un jour, fatigué, il s’assit le dos contre un arbre et se mit à réfléchir que sa vie serait bien meilleure s’il n’était pas bûcheron. À balancer sa hache toute la journée, il avait mal aux bras et aux jambes et tout son corps était douloureux. Et lorsqu’il s’asseyait pour se reposer, il sursautait au moindre bruit, croyant qu’un lion s’approchait.
Il pensa que le lion devait avoir une bonne vie, lui qui se reposait dans sa tanière toute la journée. Il était si fort que tous les animaux s’enfuyaient devant lui.
Alors, Mimoun s’agenouilla et pria Dieu de le changer en lion. Une grande bourrasque traversa la forêt et Mimoun obtint la réalisation de sa prière. Il devint un lion. Aussitôt, il sentit ses sens s’aiguiser. Il voyait les choses plus nettement, il entendait avec plus d’acuité, et surtout son odorat devint dix fois plus fin. Il possédait le corps puissant du lion mais avait gardé son cerveau d’homme. Il était vraiment le roi de la forêt.
Pendant tout l’hiver suivant, il fut heureux. Il habitait une caverne bien chaude, il chassait quand il en avait envie, mais, la plupart du temps, il paressait tout le long du jour. Lorsque l’été vint, cependant, vinrent aussi les hommes. Ils menaient les moutons aux pâturages. D’autres hommes, des chasseurs, les accompagnaient pour protéger les troupeaux des lions et autres animaux prédateurs.
Le lion, qui autrefois était Mimoun le bûcheron, se souvint, alors, combien les hommes pouvaient être dangereux. On pouvait aisément attraper un de leurs enfants, mais ils vous prenaient en chasse pour se venger et ils gagnaient toujours à la fin.
Aussi, lorsque le lion entendit des enfants crier près de sa caverne, il poussa un grand rugissement pour qu’ils s’enfuissent, mais n’essaya pas d’en attraper un.
Les enfants savaient maintenant où il habitait et ils vinrent le jour suivant pour l’embêter. Il se souvint encore une fois que les hommes chassaient les lions avec des fusils. Il aurait pu sortir de sa tanière et tuer facilement ces enfants. Mais il avait gardé la nature peureuse de Mimoun le bûcheron. Il imaginait sa fin prochaine, touché par une balle. Il serait alors sans défense et les hommes l’achèveraient à coups de bâton.
La seule façon de se sauvegarder, c’était de fuir les hommes. Il rampa hors de sa caverne par une autre sortie et se cacha vivement derrière des rochers. Évidemment, les enfants avaient commencé à allumer un feu devant l’entrée de sa caverne pour l’enfumer. Mais seules les coccinelles et les araignées furent victimes de la fumée. Il entendit les enfants dire : « Il s’est enfui cette fois, mais nous reviendrons et nous l’aurons. »
Le lion, dans sa cachette, trembla, parce qu’il savait qu’ils avaient raison.
Mimoun souhaita de toutes ses forces redevenir un homme mais pas un pauvre bûcheron. Il voulait être un riche roi avec une couronne en or sur la tête. Et Dieu, une fois encore, exauça son désir, de sorte que le lion se retrouva en train de marcher dans la forêt, sous la forme d’un homme dont la tête était ornée d’une splendide couronne d’or.
Mimoun s’avança devant un arbre très haut et lui dit :
— Arbre, je suis Roi maintenant et tu dois t’incliner devant moi.
L’arbre ne répondit pas. Mimoun cria et l’insulta mais, il eut beau faire et beau dire, l’arbre resta silencieux. Mimoun décida qu’il devait se rendre dans une ville où les hommes, au moins, reconnaîtraient qu’il était Roi et s’inclineraient devant lui.
Il marcha très longtemps et commença à sentir la faim et la soif. La lourde couronne pesait sur sa tête, lui écorchait la peau et le faisait transpirer. Il l’enleva et se couvrit la tête avec un pan de sa djellaba. Il découvrit un petit ruisseau et s’arrêta pour s’y désaltérer.
En fin de compte, être Roi ne semblait pas une si bonne idée. La couronne en or rendait la chaleur du soleil plus insupportable encore. Mimoun pensa que seul Dieu pouvait vraiment faire ce qu’il voulait. Peut-être que, s’il devenait le soleil, il pourrait alors mener une vie réellement très heureuse.
Une fois de plus, son souhait fut exaucé et il devint le soleil. Soudain, il s’éleva très haut dans les airs, comme s’il était un oiseau. Le monde s’étendait sous ses yeux, avec ses champs et ses forêts, ses rivières et ses mers. Il vit les déserts et les montagnes, qui tous se réjouissaient de sa chaleureuse lumière. Il savait qu’il aurait pu tous les brûler comme il avait été brûlé par les rayons ardents lorsqu’il n’était qu’un simple Roi.
Mais il se rappela aussi que sa vie avait commencé dans la forêt et qu’il faisait toujours sombre sous les arbres. À présent qu’il était le puissant soleil, il pouvait leur envoyer un peu de lumière. Il considéra soigneusement la terre, essayant de discerner où se trouvaient les arbres qu’il cherchait.
Mais, à chaque fois qu’il découvrait une forêt, un nuage noir s’interposait et il ne voyait plus rien. Il se mit en colère et décida de brûler la terre entière. Les nuages, eux, devenaient de plus en plus épais et de plus en plus sombres. Toute la puissance de ses rayons se perdait dans le brouillard gris.
Impatiemment, il supplia Dieu de le transformer en nuage. Et il se sentit descendre et descendre jusqu’à ce qu’il se fondît dans cette même couverture de nuages noirs qui avait arrêté ses rayons et l’avait empêché de voir la terre. Il tonna et éclata en gros zigzags et s’amusa de voir les gens courir pour s’abriter de sa rage. Il rit de voir les maisons détruites et de grands feux s’allumer à ses éclairs. Voilà ce qu’était vraiment le pouvoir, pensa-t-il, et il était enchanté d’être un nuage flottant si aisément au-dessus de la terre.
Peu après, une petite brise se mit à souffler. Puis, la brise s’amplifia, devint vent violent qui se mit à rugir et à siffler, et se transforma en tempête. Le nuage sentit qu’il éclatait en morceaux, qui se divisèrent en plus petits morceaux encore et, finalement, l’énorme masse de nuages s’évanouit.
Mimoun pensa tristement qu’il existait toujours un pouvoir plus grand que le sien. Lentement, les nuages se reformèrent. Ils se plaignirent tous en chœur que la tempête les avait meurtris et bousculés. Mimoun songea qu’il valait mieux être vent.
Une fois de plus, Dieu fit selon son souhait. Immédiatement, il se sentit libre et heureux et se mit à pourchasser les nuages stupides qu’il rencontrait. Il les fendait en deux, les poussait vers la mer, les déchiquetait en tout petits morceaux que le soleil pouvait facilement dessécher. « Vous voyez, s’enorgueillissait-il, le soleil a besoin de mon aide. Je suis plus puissant que lui. Enfin, je suis heureux, parce que je suis le vent. Je suis libre d’aller où bon me plaît. Je peux traverser les mers, survoler les montagnes. Je peux renverser tout ce qui se trouve en travers de mon chemin. Je peux retourner les bateaux, renverser les maisons. Je peux ériger des collines à partir du sable du désert et les faire disparaître à la même minute. »
Il déracina quelques arbres sur son chemin et se souvint des grands arbres de son village natal, les beaux cèdres aux racines puissantes.
« Je vais aller là-bas et leur montrer à tous comme je suis fort », se dit-il.
Et, plus vite qu’il ne put le dire, il s’envola, en soufflant, à travers les contrées, les mers et les îles pour atteindre son ancien village. Là, il choisit le plus grand et le plus gros arbre et, rassemblant ses forces, il souffla et souffla dessus de tout son pouvoir. Mais le cèdre était solide. Un homme, les bras écartés, ne pouvait faire le tour de son tronc et ses racines atteignaient des profondeurs infinies. Il se balançait d’un côté et de l’autre. Ses branches s’agitaient dans toutes les directions. Il craquait et gémissait, mais ne tombait pas.
« Eh bien, mon ami, dit le vent, nous allons vite voir qui est le maître ici. » Il se retira pour reprendre des forces et revint à l’attaque. Mais l’arbre se moquait de lui.
« Va plutôt disperser la neige des montagnes, petit vent ridicule », disait-il. Le vent s’épuisa en vain à essayer de déraciner le cèdre. Il s’éleva dans le ciel pour se reposer et reprendre des forces. Mais il était très impressionné par la façon dont le cèdre lui avait résisté. « Cet arbre doit être la chose la plus puissante du monde entier, se dit-il. Oh ! comme je voudrais être un cèdre ! »
Aussitôt, le vent se sentit aspiré dans un tourbillon si rapide qu’il en fut tout étourdi. Il s’enfonça dans le sol et se transforma en un immense cèdre. Ses racines plongeaient dans la terre si profondément qu’il put les enrouler autour du centre de la terre. « Personne ne peut me vaincre, maintenant », dit-il fièrement, et il livra quelques bonnes batailles contre le vent.
Il était vraiment heureux d’être un arbre. Il perdit bien une branche ou deux, mais le vent ne réussit jamais à le vaincre. La forêt était paisible et, grâce à sa taille élevée, il avait une bonne vision du monde autour de lui. Ni l’orage, ni les tempêtes de neige, ni même la chaleur torride du soleil ne l’ébranlaient. « J’ai même vaincu le temps, pensait-il, un arbre ne vit-il pas des centaines d’années ? » Chaque nuit, tandis que l’obscurité descendait sur la forêt, il s’endormait plus heureux qu’il ne l’avait jamais été.
Mais un matin, il se réveilla en sentant une terrible douleur au niveau de son tronc, presque au ras du sol. La douleur s’amplifia, devint de plus en plus aiguë. Et qu’est-ce qui provoquait cette douleur, croyez-vous ?
C’était la hache d’un bûcheron. Elle mordait régulièrement le tronc puissant du cèdre. Bientôt, il se sentit tomber lourdement sur un gros rocher en dessous. Désespéré, il supplia Dieu de refaire de lui un bûcheron. Mais l’arbre n’atteignit jamais le sol.
Mimoun avait rêvé. Il se réveilla là où il s’était endormi, dans la forêt, près de son village.
Encore tremblant de peur à l’idée d’être coupé par la hache du bûcheron, Mimoun s’agenouilla immédiatement et demanda pardon à Dieu de son orgueil et de son insatisfaction perpétuelle, qui l’avaient poussé à formuler tous ces souhaits. Il promit à Dieu de s’accepter dorénavant tel qu’il était : un pauvre bûcheron, laborieux mais pas très courageux. « Après tout, pensa-t-il, l’homme tire de son travail le plus grand pouvoir de la terre. »
Après cette expérience, Mimoun fut un homme plus heureux. La même année, il épousa une fille de son village et ils eurent beaucoup d’enfants qui, un jour, devenus bûcherons à leur tour, le soulageraient dans sa tâche.
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— Nous avons parlé suffisamment des vicissitudes de l’homme, dit Halaiki quand il eut terminé l’histoire de Mimoun. Demain, je vous raconterai les aventures du loup qui avait perdu sa queue.
Ahmed donna sa pièce et courut chez lui, comme d’habitude, pour arriver à l’heure du dîner. Mais l’après-midi suivant, alors qu’il longeait doucement le balcon au-dessus de la tête de son père, il fit tomber une de ses sandales. Elle glissa par-dessus bord et atterrit juste sur les genoux de son père.
— Ahmed ! cria son père aussitôt. Est-ce toi ? Où vas-tu ?
Ahmed se pencha sur le balcon.
— Je… j’allais me promener.
— Mais n’est-ce pas l’heure où tu devrais étudier ?
— Si, père, mais…
— Il n’y a pas de mais. Va dans ta chambre.
Ahmed, très malheureux, rentra dans sa chambre et s’assit sur son lit. Mais, quelques instants plus tard, il entendit son père quitter la cour. Rapidement, il ouvrit la porte d’entrée et courut pieds nus jusqu’à la place Djemaa el-Fna.
Il arriva, haletant, au moment même où Halaiki commençait son histoire.
Tony Barton
Le conteur de Marrakech
Paris, Flammarion, 1988
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