Le vieux tailleur avait passé toute sa vie à coudre des robes et des costumes luxueux pour les mesdames et les messieurs du palais.
Mais, bien que ses mains eussent fabriqué les plus beaux vêtements du royaume, il ne les avait jamais faits avec son cœur.
Après toute une vie passée à coudre, le vieux tailleur ressentait un vide immense ; il avait besoin de changer d’air, de sentir que dans sa poitrine un muscle faisait boum-boum.
À l’aube, alors que le palais dormait après une nuit de fête, il abandonna sa maison sans regarder en arrière.
Il choisit pour unique bagage le coffre où il rangeait ses instruments de travail : des bobines de fil, une pièce de tissu, un morceau de cuir, des aiguilles de différentes tailles et ses vieux ciseaux.
Après avoir marché deux jours en direction du nord-ouest, il arriva à un village situé sur une plaine aride. Il n’y avait pas de rivières ni de fontaines, mais ses habitants lui offrirent de l’eau en abondance pour calmer sa soif.
Entre deux gorgées, le vieux tailleur se demandait d’où ces gens sortaient cette eau.
Le lendemain matin, sa curiosité fut satisfaite.
Tous les jours, avant le lever du soleil, femmes, fillettes et garçons marchaient pieds nus pendant plusieurs heures jusqu’à la source la plus proche. Là, ils remplissaient des carafes et des gourdes. Le chemin du retour, sous le soleil de midi, était long et pénible. Ceux qui le parcouraient, avaient les pieds en sang.
La souffrance de ces gens fit palpiter le cœur du tailleur. Le moment était venu de se remettre au travail.
Il sortit de son coffre les ciseaux, une aiguille, le morceau de cuir et une bobine de fil, et cousit sans relâche pendant toute la nuit
Au lever du jour, des mocassins flambant neufs attendaient au pied du lit de chaque fillette, de chaque garçon et de chaque femme.
Il y en avait même une paire pour le petit oiseau qui, avec son chant, égayait la marche de ceux qui se rendaient à la source.
Satisfait, le tailleur décida de continuer son voyage.
Avant de s’en aller, il attacha le bout du fil de la bobine à une pierre et la laissa se dérouler à mesure qu’il s’éloignait.
Si un jour il décidait de rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
Après trois journées de voyage vers le sud-ouest, il arriva à un village au bord d’une grande rivière.
Une horrible menace inquiétait les gens. Les pluies ne tarderaient pas à arriver. Le fleuve déborderait. Sur son passage, il emporterait les maisons, les réédités… et même le petit cochon de Léon !
Le vieux tailleur se mit à l’ouvrage.
Il choisit une grosse aiguille et un fil résistant.
Il passa des heures à coudre les berges du fleuve jusqu’à s’assurer qu’elles ne laisseraient pas échapper une seule goutte d’eau.
Et comme il lui restait du temps et presque la moitié de la bobine de fil, il fabriqua au crochet un magnifique pont suspendu.
Sous le ciel rouge du coucher du soleil, le tailleur continua son voyage.
Avant de partir, il attacha le bout du fil de la bobine à un peuplier, et la laissa se dérouler à mesure qu’il s’éloignait. Si un jour il décidait de rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
En suivant un sentier en direction du sud-est, le tailleur arriva à un village peuplé de quelques rares habitants. Rares et désespérés.
Une femme l’invita à dîner.
Pendant qu’ils mangeaient, elle lui expliqua la raison de cette immense tristesse : presque tous les habitants du village étaient partis à la guerre.
Le vieux cœur du tailleur battit avec rage. Il se leva de table et se dirigea vers le champ de bataille.
Il faisait nuit noire. Les soldats des deux camps dormaient.
Le tailleur sortit de son coffre une bobine de fil métallique et une aiguille très résistante.
Ensuite il noua la bouche de chaque pistolet, de chaque fusil, de chaque canon et de chaque général.
Le lendemain matin il n’y eut pas de grondements de tambours, on n’entendit pas non plus de tirs ; personne ne hurla :
À l’attaque !
Et celui qui essaya de crier, réussit seulement à dire :
Aïe, aïe, aïe !
Content et en paix, le tailleur continua son voyage, non sans avant avoir attaché le fil de la bobine à la table où il avait dîné.
À mesure qu’il s’éloignait, il laissait la bobine se dérouler.
Si un jour il décidait de rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
Après plusieurs jours de voyage, le vieux tailleur se sentait fatigué.
Là-bas à l’horizon, en direction du nord-est, il aperçut un village de commerçants.
Ses habitants partaient quotidiennement vers des marchés éloignés.
Peu revenaient.
Les nuits étaient tellement noires que celui qui ne profitait pas des dernières lueurs du jour pour rentrer, se perdait dans la forêt.
La nuit était sur le point de tomber et, si personne l’en empêchait, l’obscurité engloutirait les cinq jeunes qui étaient partis à l’aube avec de l’ail et des chats, pour faire des affaires avec un célèbre restaurant.
Le cœur du tailleur battit avec inquiétude.
Il sortit de son coffre une pièce de tissu doré et découpa une multitude d’étoiles. Ensuite il monta sur le clocher et, avec un fil d’or, les accrocha au ciel de la nuit.
Les étoiles indiquèrent le chemin du retour aux cinq jeunes perdus.
À l’aube, le tailleur attacha le fil doré à une cloche de l’église et laissa la bobine se dérouler à mesure qu’il s’éloignait.
Si un jour il décidait de rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
Le tailleur continua son voyage en direction du nord-est.
Les journées étaient plus fraîches. Le terrain se craquelait.
Il arriva à un village édifié sur une colline.
Le vent soufflait avec force.
Des douzaines d’enfants s’approchèrent du voyageur.
L’un d’eux lui dit :
« On s’ennuie. Le vent nous vole nos jouets… »
Le vieux tailleur sut immédiatement ce qu’il devait faire.
Avec des tissus et des fils de couleurs, il cousit une multitude de cerfs-volants et même les ailes abîmées d’un papillon.
Et le vent leva les cerfs-volants, qui, dansant dans le ciel, mirent fin à l’ennui des enfants.
Le vieux tailleur attacha à une girouette le fil multicolore et s’éloigna du village sous un arc-en-ciel lumineux.
Si un jour il décidait de rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
Le vieux tailleur avança trois jours et trois nuits en direction du nord-ouest.
À l’aube du quatrième jour, il arriva à un village édifié sur les flancs d’un volcan.
L’activité était frénétique.
Les villageois empaquetaient avec empressement leurs biens. La terre tremblait.
Une énorme colonne de fumée montait vers le ciel.
Le volcan était sur le point de se réveiller.
Sentant son cœur s’emballer, le vieux tailleur grimpa jusqu’au sommet du volcan.
Une fois en haut, il unit les bords du cratère avec un fil ininflammable.
Les fesses brûlantes, il dévala les pentes du volcan et se mit à l’abri.
On entendit aussitôt une explosion sourde, et le volcan rejeta un petit nuage de vapeur.
« Bon appétit ! » cria le tailleur.
Soulagés, les habitants sourirent.
Après avoir attaché le fil de la bobine au cratère, le voyageur abandonna le village et se dirigea vers le sud.
Si un jour il voulait rentrer, le fil lui indiquerait le chemin.
Une semaine plus tard, le vieux tailleur sut que ce voyage était sur le point de se terminer.
Son cœur était épuisé, il ne voulait pas marcher davantage.
Étendu au bord du lac, il se prépara à attendre la fin.
Il pensa à sortir des bagages une bobine de fil rouge et à raccommoder son vieux cœur ; mais il ne le fit pas :
Il y a des accrocs que même les meilleurs couturiers ne peuvent réparer.
Avant de fermer les yeux, le tailleur tira les fils de toutes ses bobines.
Il faisait ses adieux à ceux qui avaient rempli son vide, à ceux qui lui avaient fait sentir le boum-boum dans sa poitrine.