Le pouvoir de la bonté

 

 

La bonté est liée à tout ce qu’il y a de plus tendre et de plus intime en nous. C’est un aspect de notre nature que nous n’exprimons ni souvent ni pleinement – en particulier les hommes, mais aussi les femmes –, parce que nous craignons, si nous laissons voir ce côté vulnérable, de souffrir, d’être offensés, ridiculisés ou exploités. Nous constatons cependant que nous souffrons davantage de ne pas l’exprimer et qu’en puisant à cette source de tendresse, nous alimentons tout notre monde affectif, et nous ouvrons à d’innombrables possibilités de changement.

 

Cette tâche n’est pas toujours facile. La culture qui est la nôtre nous retient souvent : on dirait que nous sommes tous la proie d’un « refroidissement global ». Les relations humaines se refroidissent de plus en plus, les communications deviennent plus précipitées et impersonnelles. Des valeurs telles que le profit et l’efficacité prennent une plus grande importance au détriment de la chaleur humaine et de la présence authentique. Les affections et les amitiés familiales en souffrent et sont moins durables. Les signes de ce déclin sont partout, visibles surtout quand ils nous touchent lors des petites catastrophes de la vie quotidienne.

 

Vous faites un appel téléphonique pour parler avec une personne et vous entendez une voix numérique présentant une liste d’options. Vous voulez garer votre voiture et découvrez que l’agent a été remplacé par un compteur. Vous attendez une lettre d’un ami et recevez un e-mail. La ferme que vous avez aimée a disparu, et à sa place se trouve un bâtiment en ciment. Vous remarquez que les personnes âgées ne sont plus aussi bien soignées et respectées qu’elles l’étaient. Votre médecin se concentre sur les résultats des examens au lieu de vous écouter et de vous regarder en face. Et plutôt que de jouer au ballon dans la cour, les enfants se déplacent dans le monde virtuel des jeux vidéo.

 

Les sentiments humains ne restent pas toujours les mêmes. Ils changent d’accent et de ton à travers les siècles. Ainsi, nous pouvons parler d’une histoire d’émotions. À ce propos, je suis convaincu que nous traversons aujourd’hui une ère glaciaire du cœur qui a commencé plus ou moins avec la révolution industrielle et se poursuit dans notre ère post-industrielle. Les causes de cet âge glaciaire sont nombreuses : de nouvelles conditions de vie et de nouvelles formes de travail, l’apparition de nouvelles technologies, le déclin de la famille élargie, les grandes migrations au cours desquelles les gens sont déracinés, l’affaiblissement des valeurs, la fragmentation et la superficialité du monde contemporain, l’accélération du rythme de vie.

 

Ne vous méprenez pas, je ne suis pas pour le bon vieux temps. Au contraire, je pense que nous vivons à une époque extraordinaire. Si nous voulons cultiver la solidarité, la bonté, prendre soin des autres, nous avons plus de connaissances, d’instruments et de possibilités que jamais dans l’histoire. Pourtant, l’âge de glace que nous traversons est inquiétant, et je ne suis pas surpris qu’il aille de pair avec l’épidémie de dépression et d’attaques de panique, probablement les deux troubles psychologiques les plus liés au manque de chaleur et de communautés rassurantes et protectrices, et à un sentiment affaibli d’appartenance.

 

La bonté elle-même peut sembler légère, et pourtant, c’est un facteur central dans nos vies. Peut-être plus que toute autre attitude ou technique, elle a le pouvoir surprenant de nous transformer. Le grand écrivain anglais Aldous Huxley a été un pionnier dans l’étude des philosophies et des techniques visant à développer le potentiel humain, y compris des approches aussi diverses que le Vedanta, la méditation, le transe hypnotique et le zen. Vers la fin de sa vie, il a dit, dans une conférence, « Les gens me demandent souvent quelle est la technique la plus efficace pour transformer leur vie. C’est un peu surprenant qu’après des années et des années de recherche et d’expérimentation, je tienne à dire et à répéter que la meilleure réponse est juste être un peu plus compatissant et bon. »

 

C’est aussi la philosophie du Dalaï Lama. Sa devise, « Ma religion est la bonté », est l’une des déclarations les plus simples et les plus efficaces que j’aie jamais entendues. Mais attendez. Bien que nous soyons sans doute altruistes, nous sommes en même temps l’espèce la plus cruelle de la planète. Notre histoire est riche en méchanceté et en horreurs. Pourtant, une vision unilatérale et rigide de la nature humaine est à la fois fausse et dangereuse. L’image d’humains primitifs luttant pour leur survie par la violence et l’intimidation est trompeuse.

 

Si notre longue évolution a été couronnée de succès, c’est aussi parce que nous avons été compatissants. Nous cultivons et protégeons nos jeunes beaucoup plus longtemps que tous les autres mammifères. La solidarité de l’homme a facilité la communication et la coopération. C’est ainsi que nous avons fait face à l’adversité, développé notre intelligence et nos multiples ressources. C’est grâce à la chaleur et aux soins que nous avons donnés et reçus que, jusqu’à présent, nous avons gagné, parce que nous nous sommes aidés les uns les autres.

 

La bonté est essentielle à tous les niveaux de l’éducation puisque nous apprenons davantage dans une atmosphère de chaleur et d’attention que d’indifférence et de contrainte. Un enfant traité avec tendresse grandit sainement, un étudiant qui est traité avec respect et attention peut faire beaucoup de progrès. En santé aussi, la bonté est un ingrédient nécessaire : les patients qui sont traités avec empathie et soins souffrent moins et guérissent plus tôt.

 

Et qu’en est-il des affaires et du commerce ? Là encore, nous arrivons à la même conclusion. Les entreprises qui exploitent leurs travailleurs, dégradent l’environnement, trompent le consommateur et créent une culture du gaspillage, feront peut-être des bénéfices à court terme, mais à long terme, elles progresseront moins que celles qui, dans leur propre intérêt, n’exploitent pas les employés, respectent l’environnement et se placent vraiment au service des clients.

 

Dans l’arène politique, la bonté est l’abandon de la domination et de la vendetta, et la reconnaissance du point de vue des autres, de leurs besoins et de leur histoire. D’autre part, la violence et la guerre apparaissent de plus en plus comme des moyens remarquablement grossiers et inefficaces de résoudre les problèmes du monde, comme une méthode qui génère la rage et donc de nouvelles violences, le chaos, le gaspillage des ressources, la souffrance et la pauvreté.

 

Enfin, il est urgent de faire preuve de bonté dans la relation avec notre milieu de vie. Si nous ne respectons pas et n’aimons pas la nature, ne la traitons pas avec la bonté et la crainte qu’elle mérite, nous finirons tués par nos propres poisons.

 

Nous ne savons toujours pas qui nous sommes vraiment. La version définitive n’existe pas encore. Nous sommes capables des crimes les plus horribles et des actes les plus sublimes. Aucun de ces deux potentiels n’est suffisamment assuré pour nous permettre de le définir comme un trait dominant de la nature humaine. C’est à nous de le faire. C’est à chacun d’entre nous qu’il incombe de choisir la voie de l’égoïsme et de l’abus, ou celle de la solidarité et de la bonté.

 

En ce moment passionnant mais dangereux de l’histoire humaine, la bonté n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Si nous nous traitons les uns les autres, ainsi que notre planète, un peu mieux, peut-être pourrons-nous survivre, même prospérer. En devenant plus gentils, nous pourrons finir par découvrir que nous nous sommes donné le meilleur, le plus intelligemment égoïste des cadeaux.

 

Piero Ferrucci

 

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