La maison douce

 
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      Le pire, c’est les doigts. Froid aux doigts, tellement froid que ça brûle. Il souffle dessus, de temps en temps. Il lui faut pourtant jouer et encore et encore. La musique s’enroule autour de lui et lui donne l’impression d’avoir un peu moins froid. Pas facile de jouer de l’accordéon quand on est gelé ; mais au moins, Manole, ça l’occupe ; ça le réchauffe. Il préfère même, plutôt que de rester sur le trottoir à s’ennuyer des heures ; parce que l’accordéon, souvent, c’est Nicolae qui s’en sert. Il joue mieux.
 
      Faut s’y faire, au temps glacé qui vous embrasse sur les deux joues. Mieux vaut se dire que c’est une sorte de copain un peu rosse qui vous tient compagnie. Parce que le soir, c’est pareil, quand Manole rentre chez lui. Il faut d’abord passer sous le grillage, essayer de ne pas trop tremper ses godillots en traversant les cratères pleins d’eau croupie du terrain vague, avant de regagner la cabane. Il fait si froid là aussi.
 
      Depuis quelque temps, on ne trouve plus de bois. Les oncles font brûler des pneus, dehors. Ça ne fait pas tellement de chaleur ; mais une fumée noire, ça oui. Manole a les yeux qui piquent et qui pleurent. Pas longtemps, remarquez. Il se fourre au lit avec les cousins et s’endort aussitôt.
      Un jour – il ne sait pas quand exactement –, ce sera le printemps. C’est automatique. Ça semble dans longtemps, pourtant.

 

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     Quand il ne joue pas de l’accordéon, il attend, aux carrefours, qu’on lui donne un peu d’argent. Lorsqu’il fait mauvais, les gens ne s’attardent pas. Ils passent vite devant lui sans le voir, en tenant le col de leur manteau. Alors Manole somnole un peu. Il a l’impression que le monde, c’est ça : des jambes qui circulent toutes seules sur le boulevard.
      Et le soir, s’il rentre sans rien dans ses poches, il sait qu’il aura droit à sa calotte.
      L’oncle ne plaisante pas.
     Parfois, il se demande si sa mère, elle lui en aurait donné, des paires de claques. Peut-être que oui, mais moins souvent sûrement. Il a l’impression que ça lui aurait fait moins mal. Enfin, s’il l’avait connue, sa mère.
 
       Pourtant, dans la rue à ne rien faire, les jours ne se ressemblent pas forcément.
      Alors qu’il était un peu engourdi, pas jojo avec le nez qui coulait, une dame dont il n’a même pas eu le temps de voir le visage s’est arrêtée, a cherché dans son grand sac. Allait-elle donner de l’argent ? Combien ? Non, elle a sorti autre chose.
     Elle le lui a tendu. C’était un livre. Un grand album. Manole s’est senti tout vide. Un malentendu, sans doute. Il l’a pris, pourtant. À peine avait-il baissé les yeux sur ce cadeau, la dame avait tourné les talons. Elle était loin.
       Il n’a pas dit merci.

 

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      Un livre pour lui. Sur la couverture, il y a, dessinée, une jolie maison avec un jardinet de choux, des rideaux de dentelle aux fenêtres.
      Manole est content.
      Pourtant, il ne sait pas lire le français.
      Et même, il ne sait pas lire du tout.
      Heureusement, la dame ne le savait pas.
      Il ouvre le livre, tourne les pages. Il entre dans la maison. On y découvre les pièces. Et, merveille : on peut soulever des petits volets de papier pour découvrir l’intérieur des placards (avec les provisions et le linge bien rangé), observer l’intérieur de l’horloge, plonger dans la caisse à jouets de la chambre des enfants. Du bout des doigts, Manole visite la maison, de fond en comble, de la cave au grenier.
      Maintenant, le livre est le deuxième trésor de Manole. (Il faudra qu’il le cache pour qu’on ne le lui fauche pas. Il dormira dessus.) Le deuxième trésor, oui…

 

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       Le premier ? C’est Sapo. Sapo, son rat. Celui-là, il a été bien plus dur à conquérir. Des heures à attendre près du grand tas de ferraille, avec un croûton. Chaque jour un peu plus près.
     
 
 
      Aujourd’hui, Sapo dort au fond de sa poche.
      De temps en temps, Manole glisse sa main au fond et palpe son petit corps tout doux et chaud.
      Le soir, Manole a gardé son livre sous son pull, coincé dans la ceinture de ficelle de son pantalon. De toutes manières, dans la cabane, il n’y a pas l’électricité, juste deux  chandelles ; mais dans l’autre bidonville, celui qui est de l’autre côté du terrain vague, les hommes ont réussi à brancher un vieux frigo en bricolant des fils, tirés du boulevard pas loin.
      Et quand tout le monde regarde la télé dans les caravanes, Manole va ouvrir la porte du réfrigérateur rouillé qui reste à l’extérieur et il regarde son livre, à la frêle lumière intérieure du vieil appareil. C’est pas ça qui le réchauffe, évidemment.

 

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      Manole est un peu plus vieux, maintenant, et l’oncle veut qu’il aille avec les grands cousins. Il s’ennuiera moins, mais c’est plus risqué.
      Il sait bien ce qu’on veut de lui.
      Il l’a jamais fait. C’est à lui de jouer. Glisser sa main dans le sac du grand monsieur pendant qu’il photographie la cathédrale. Attraper le portefeuille ; mais Manole met trop de temps, il a le souffle coupé.
      Il a vraiment chaud, pour une fois. La femme l’a vu, elle crie. Le monsieur lui attrape le poignet, Manole a l’impression d’avoir du vinaigre qui lui coule dans les veines. Les policiers sont déjà là. Il est mis contre le mur. On lui demande de montrer ce qu’il a volé. Le policier s’énerve quand Manole l’empêche de fourrer la main dans sa poche. Et puis il y est arrivé. Ça a été un raffut de tous les diables. Il a hurlé, fait un bond. Sapo l’avait mordu.
      Si Manole n’avait pas eu si terriblement peur, il aurait bien ri. Le policier, livide, se tenait la main qui ne saignait même pas.

 

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     Quand on lui a demandé de lever son blouson, ils ont tous vu le livre. Ils se sont regardés. Ils l’ont pas pris, ni Sapo.
      On emmène Manole dans un bureau, vraiment bien éclairé où il fait très chaud. Une dame lui pose toutes sortes de questions. Il ne comprend pas bien. Parfois aussi, il fait semblant de ne pas comprendre. Il ne dit rien sur les oncles. Mais pendant qu’on parle, Sapo a dégringolé de sa poche sans un bruit et, à la vitesse d’une bobine, il file sur le carrelage pour s’engouffrer sous une grosse armoire en fer.
      Fallait voir les inspectrices crier et rire.
      Du coup, Manole se met à chanter une chanson de son pays à tue-tête, en claquant des doigts. Quelle ambiance ! Tout le commissariat déboule dans la pièce. Du bout d’une matraque, un policier, allongé par terre, tente doucement de déloger Sapo qui l’observe de ses petits yeux noirs. Puis le commandant est arrivé ; le sourcil froncé, il a demandé que « ce cirque cesse immédiatement » et qu’on laisse le rat où il était, qu’il finirait bien par sortir. Il avait raison. Après sa petite visite, Sapo est revenu tout seul dans la poche de Manole.
      Bon, on a repris. On explique à Manole que – comme il n’a pas vraiment de parents – il va aller dans un foyer pour enfants. Le foyer, il en a entendu parler. Certains des cousins y ont été. Et ils se sont sauvés. Manole ne dit rien. Il a sa petite idée.
      On l’emmène encore, dans une belle voiture de police. Manole fait des signes au chauffeur pour qu’il mette la sirène. Celui-ci secoue la tête, il ne veut pas. Alors Manole fait la sirène, tout seul, très fort. Au bout d’un moment, le policier en a assez. Il met la vraie sirène en route quelques instants, pour faire taire le petit.

 

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      Au foyer, ils finissent par y arriver. Il fait nuit déjà. Manole est déçu, ça ne ressemble pas à une vraie maison : pas de choux, pas de jardin, pas de rideaux de dentelle, pas d’horloge, pas de caisse à jouets. Juste un baby-foot dans la grande salle. Il y a d’autres enfants.
      Manole se sent seul pourtant.
      Dès que Sapo veut sortir le bout de son museau de la poche, Manole l’en empêche. On lui demande d’enlever son blouson et son bonnet. Il ne veut pas. Même après le dîner, lorsqu’il faut aller se coucher, il se glisse tout habillé dans les draps (des draps, c’est la première fois qu’il essaye ça). Il s’endort comme une bûche.
     Quelques heures plus tard, il se réveille. Ses godillots à la main, il sort dans le couloir tout noir. Dans l’escalier, une petite lumière verte indique la sortie.

 

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       Une fois dehors, Manole enfile ses souliers et court un moment pour s’éloigner plus vite.
         Puis il marche, longtemps. Il longe une avenue déserte qu’il ne connaît pas. Il fait froid. Lorsqu’il lève la tête, entre les grandes masses sombres des nuages qui glissent dans le fleuve de la nuit, il aperçoit quelques étoiles.
         Elles semblent scintiller rien que pour lui et Manole, ça le fait pleurer.
     Il ne voit plus rien, mais il avance quand même. Tous les réverbères de l’avenue s’embuent dans ses yeux. Soudain, au grand carrefour, une lumière plus vive, tournoyante, intermittente. C’est le gyrophare d’une voiture de police qui s’approche et s’arrête doucement à côté de lui. Manole se rend.
      On l’emmène. Il est fatigué, ne répond pas aux questions, s’endort sur la banquette arrière en regardant par la portière les fils électriques qui ont l’air de vibrer dans la nuit comme les cordes d’un violon.
      Le lendemain, une nouvelle dame explique à Manole qu’il ne retournera pas au foyer, mais qu’il sera « placé ».
      « Placé » ? Il ne comprend pas bien ce mot.
      « Placé chez une dame qui s’occupe d’enfants sans parents. »

 

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    Finalement, c’est très bien, « placé ». Surtout chez Marie-Louise, une grosse dame, gentille, un peu sévère aussi. Elle sent le savon et se déplace sans faire de bruit. Elle a un vieux chat, qui s’appelle Maurice parce qu’elle adore Ravel (un compositeur). Heureusement, Maurice et Sapo ont l’air de s’entendre. Enfin la plupart du temps, ils s’évitent avec politesse.
      Manole habite dans la maison de Marie-Louise, une maison aussi bien rangée que celle du livre, avec un petit jardin – sans choux, mais avec une petite rivière au bout : la Mauve. Manole aime aller rêver tout près, en écoutant l’eau qui roucoule.
      Ce n’est pourtant pas tous les jours facile, cette nouvelle vie. Il faut obéir à Marie-Louise, et à l’institutrice. Manole pique des crises, jette tout par terre.

 

      Un jour, Marie-Louise a attendu qu’il se calme, sans lever les yeux de son tricot, puis elle l’a emmené avec elle dans un grand magasin pour acheter des graines de pois de senteur et de capucines. Pendant qu’elle choisissait ses petits sachets, Manole est resté en arrêt devant une collection de maisons minuscules, en bois.
      — Ce sont des nichoirs pour les oiseaux, a dit Marie-Louise.
      Elle a demandé à Manole d’en choisir un.
      Quand ils sont rentrés, ils l’ont suspendu à une branche du poirier.
      Et Marie-Louise a accroché un peu de gras sur l’abri.

 

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      Le lendemain matin, tôt avant de partir à l’école, et alors qu’une vapeur montait de la rivière, Manole a longtemps regardé une mésange bleue qui pérorait en se rengorgeant sur sa terrasse miniature avec l’air de tenir un discours important… l’air de prévenir que quelque chose de mystérieux allait avoir lieu.
      Pas longtemps après, le printemps est arrivé.

 

 

 

Béatrice Fontanel ; Frédérick Mansot
La maison douce
Arles, Actes Sud Junior, 2003

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