« Vous rendez-vous compte que cette enfant-là n’a jamais vu une fleur de sa vie ? »
C’est ce qu’a dit Louise Arbour, alors qu’elle était Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, à des journalistes aux abords d’un camp de réfugiés.
Une phrase-choc, une image forte, qui m’a poursuivie… jusqu’à m’inspirer, dix ans plus tard, cette histoire d’espoir.
En souhaitant que tous les enfants démunis puissent espérer une vie meilleure, rêver de justice et de liberté, et voir les fleurs pousser.
Andrée-Anne Gratton
♦♦♦
Samia est née ici, dans un camp situé près des frontières de deux pays en guerre.
Ses parents, Mahmoud et Yara, s’y sont réfugiés il y a très longtemps. Pour attendre la paix. Pour rester vivants. Pour cultiver l’espoir.
Ils habitent dans cette étendue, beige, grège et grise sans jamais en sortir. Sur leur petit lot de terre, une tente tient lieu de maison. Rien ne l’entoure, pas un seul brin d’herbe. Il y a peu de place pour bouger, sous la bâche tendue, mais Mahmoud dit : « Nous sommes chanceux, nous n’avons qu’une fille. Nos voisins, avec leurs quatre enfants, sont plus à l’étroit que nous. »
Ces garçons au regard noir, Samia s’en méfie.
« Ils m’envient », pense-t-elle.
Chez la fillette, malgré l’exiguïté des lieux, chacun a une natte pour dormir. Et ses parents s’entendent bien. Ils sont gentils avec elle. De l’abri d’à côté, des cris de dispute s’élèvent tous les soirs.
En face vit le vieux Mayi, que Samia aime beaucoup. Chaque fois que Mayi aperçoit sa jeune voisine, la Voie lactée tout entière illumine son regard. Une fugace trace de bonheur.
Mayi raconte des bouts de sa vie à Samia, comme un grand-père le ferait avec sa petite-fille. À la fin de la journée, quand la fillette dit : « Encore ! », il répond : « Demain, ma belle, demain. Je suis comme un grand livre de contes, on ne peut pas tous les lire d’un coup. »
Un livre, il y en a un dans la tente de Samia. Un seul. Son père lui dit que ce sont des poèmes et qu’il les lui lira un jour.
Parfois, Samia surprend Mayi en train de caresser un objet au creux de sa main. Une montre. Tic, tac. Tic, tac. Mayi ne lui a jamais raconté l’histoire de ce bijou. « C’est mon trésor… », commence-t-il souvent. Mais chaque fois, des sanglots se coincent dans sa gorge et l’empêchent de continuer.
Samia ne comprend pas qu’un si petit objet puisse causer tant de peine.
Un soir, Mayi parle à Samia de la ville où il vivait quand il était enfant.
— Sur le chemin pour me rendre à l’école, je passais par une allée bordée de bougainvilliers.
— C’est quoi des bougainvilliers ? demande la fillette.
Elle a très bien prononcé le mot. Bou-gain-vil-liers. Comme si ce n’était pas un nouveau mot pour elle.
— Ce sont des fleurs, lui répond le vieil homme.
— Moi, j’aimerais bien voir des fleurs.
Une larme coule sur la joue de Mayi.
— Pourquoi tu pleures ? s’étonne Samia.
— Parce que tu n’as jamais vu de fleurs, voilà pourquoi.
— C’est joli ?
— Oui, c’est très joli. Elles sont plus fragiles que tout, mais généreuses de leur beauté, de leurs parfums, de leurs couleurs.
Le lendemain matin, Samia bombarde sa mère de questions. Yara n’arrive pas à trouver les mots justes ; elle parle si peu souvent de beauté. Elle finit par résumer ainsi : « Les fleurs, ce sont les poèmes de la nature. »
Samia demande alors à son père de lui lire un poème.
Plus tard, quand la fillette va chercher de l’eau au puits avec sa mère, elle aperçoit au loin les garçons des voisins. Ceux qui ne lui parlent jamais. Ceux qui la font trembler avec leur regard noir. Elle pense au poème que lui a lu son père :
Le soleil passe les frontières
sans que les soldats
lui tirent dessus…
Samia se dit qu’aujourd’hui est une journée ensoleillée et que c’est bien ainsi.
Et elle sait où elle peut en voir tous les jours.
Aux abords du camp, là où des soldats, arme à l’épaule, vont et viennent.
Depuis que le vieil homme lui a parlé des bougainvilliers, la curiosité de Samia est sans bornes.
— Mayi, parle-moi encore des fleurs.
— On en trouve de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les formes. Elles grandissent et grandissent attirées par le soleil. Elles en ont besoin, comme nous avons besoin de manger. Et sans eau, elles meurent.
— Elles nous ressemblent, alors ? demande la fillette.
Mayi aimerait lui expliquer que oui, les fleurs lui ressemblent, à elle, Samia. Mais pas à tous les hommes. Certains ont le cœur trop sec, comme une fleur qui aurait manqué d’eau.
Mais une autre journée se termine, et le vieil homme est fatigué. Quand Samia répète, sans se lasser : « J’aimerais tant voir une fleur ! », Mayi se sent impuissant à combler ce vœu.
Puis un matin, Mayi a une idée. Il se saisit de sa canne et se rend à l’entrée du camp. Il s’adresse au plus jeune des gardes, espérant trouver une brèche dans les barbelés du cœur de cet homme au visage d’enfant. Mais les soldats sont des soldats. Après avoir écouté la requête de Mayi, le garde demande :
— Que me donnes-tu en échange ?
— Qu’est-ce que je peux te donner ? répond le vieil homme. Je vis ici depuis des lunes. Je ne possède plus rien.
— Dans ta poche, là, à droite, tu as quelque chose, affirme le soldat.
Mayi tressaille. La montre. Son trésor. Le seul souvenir qu’il a de son fils. Son fils mort à cause de cette guerre, sur la route avant d’arriver au camp.
Au péril de sa vie, Mayi était allé récupérer cette montre. Depuis, ses tic-tacs réguliers remplacent les battements du cœur de son fils. Tic, tac. Tic, tac. Un semblant de présence. Tic, tac. Tic, tac. Je suis encore là, tout près.
Le soldat marche silencieusement autour de Mayi.
— Alors, qu’as-tu d’intéressant, là-dedans ?
Mayi prend la montre et l’élève vers le visage du jeune homme en gardant son poing à moitié fermé. « Non, se dit Mayi. Je ne peux pas m’en séparer. » Il remet son trésor dans sa poche et tourne le dos au soldat.
À son retour, le vieil homme aperçoit Samia, le visage inquiet :
— Mais où étais-tu, Mayi ? Je t’ai cherché partout.
— Eh bien… je suis allé chercher d’autres histoires à te raconter.
Samia s’approche de Mayi.
— Tu m’en racontes une ? demande-t-elle.
Mayi ne répond pas, l’esprit encore aux abords du camp.
— Allez ! Raconte-moi une histoire de fleurs, une avec des bougainvilliers.
Ce ne sont pas des mots qui sortent de la bouche du vieil homme, mais un râle. Samia s’en veut d’avoir insisté.
— Tu es malade, Mayi ? Va te reposer. Tu me la raconteras demain, l’histoire.
À la première heure, le lendemain, Mayi prend le même chemin que la veille. Le soldat le regarde s’approcher, refoulant tant bien que mal une esquisse de sourire. Mayi va droit au but.
— D’accord, tu auras la montre. De combien de temps as-tu besoin ?
— Deux jours.
Deux jours pour laisser partir la dernière trace de son fils. Tic, tac. Tic, tac. Adieu, fils. Mais deux jours, aussi, pour penser aux mille feux de Bengale qui s’allumeront dans les yeux de Samia.
La rencontre suivante entre Mayi et le soldat est très brève.
Le vieillard remet la montre au jeune homme, qui lui tend sans plus de façon un grand sac en papier brun.
Après un bref coup d’œil sur son contenu, Mayi repart les épaules droites, pour ne pas donner au soldat la satisfaction de l’avoir vu accablé. Dans l’allée poussiéreuse, Samia vient à sa rencontre.
— Mayi ! Où as-tu pris ce sac ? Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Elle sautille autour de lui. Sans s’arrêter de marcher, Mayi dit :
— Viens chez moi.
Dans le rayon de soleil qui frappe le rideau de son abri, Mayi ouvre le sac et y plonge les mains. Tel un magicien, il en sort un pot.
Un pot garni de fleurs. Un bougainvillier.
La vague de joie qui soulève Samia fait oublier à Mayi le douloureux troc. La fillette rit et pleure en même temps. Mayi aussi.
Samia court chercher ses parents.
— Papa, maman, venez voir ! Des fleurs ! Oh ! C’est tellement beau !
Entre ses deux bras frêles, Samia tient le pot de terre cuite dans lequel sont plantées les premières fleurs qu’elle voit de sa vie.
Une perle rose dans cette étendue beige, grège et grise.
Pour cultiver l’espoir.
De loin, les voisins observent la fillette avec envie.
Mais dans leurs yeux sombres, Samia voit une étincelle de douceur.