(Tout au long de l’histoire apparaissent, en rouge foncé,
des propos ou des réflexions de Janusz Korczak)
Henryk est un jeune homme timide, mais il aime les gens et les enfants.
Il adore imaginer des histoires farfelues.
Il s’inventera même bientôt un nouveau prénom – Janusz !
À dix-sept ans, dans la Pologne occupée par l’armée russe, Henryk doit aider sa mère qui n’a pas d’argent. Alors il décide de donner des cours aux enfants des quartiers environnants. Pour les intéresser, il leur apporte des objets de toutes sortes, une fourchette, un morceau de bois, un gant… pour qu’ils inventent des histoires avec ! Le gant devient un roi, la fourchette, un dragon : la bataille s’engage…
Et, à partir de ces contes fantastiques, il explique la grammaire, enseigne l’Histoire, introduit la technologie et même les mathématiques…
Nous sommes en 1896. Le 20e siècle, c’est presque demain.
Les premières automobiles ont fait leur apparition dans les rues de Varsovie et le cinéma vient à peine de naître…
Henryk raconte aux enfants que les inventions des humains n’ont pas fini de les épater. Il les aide à tout comprendre. Tout apprendre.
En revenant chez lui, Henryk traverse les quartiers misérables de la ville. Il croise de jeunes mendiants turbulents qui n’ont pas les moyens de participer à ses cours. Il les observe, d’abord de loin, les approche, puis les interpelle doucement. Et bientôt, le voilà qui fait classe en pleine rue ! Les gamins s’attroupent sur son passage. Il les fait asseoir autour de lui et leur parle. Normalement. Sans céder à leurs demandes d’argent ou de friandises, dont ils ont pourtant bien besoin.
Henryk les initie à la géographie de leur pays. Et eux lui apprennent qui sont vraiment les enfants.
« Quand on les prend au sérieux, même les enfants les plus terribles finissent toujours pour se montrer dignes de la confiance qu’on leur accorde. »
Si Henryk doit travailler, c’est que son père vient de mourir. C’était un homme étrange. Un avocat réputé, admiré, mais Henryk a toujours eu peur de ses violentes colères. Enfant, il ne se sentait bien qu’auprès de sa grand-mère, de sa mère et de sa sœur… Un « bataillon de femmes » qui s’occupait de lui, le traitait comme une poupée et lui parlait peu.
Pour son instruction, on l’a confié à une gouvernante austère, avant de l’envoyer dans une école « triste et sévère ». On y battait les élèves pour un petit retard ou une faute d’orthographe.
Aujourd’hui, devenu adulte, Henryk a décidé de faire tout autrement avec les enfants, dans ses cours comme dans la rue.
« Les grandes personnes et les enfants ne peuvent pas se comprendre facilement…
C’est comme s’ils appartenaient à des espèces différentes. »
Henryk Goldszmit décide de prendre le nom de Janusz Korczak pour participer à un concours littéraire. L’étudiant hésite : doit-il devenir écrivain ou enseignant ? Il décide finalement de devenir médecin parce que le premier droit des enfants est celui d’être en bonne santé.
Janusz Korczak travaille alors dans un petit hôpital pour enfants juifs.
Pendant sept années, il se dévoue à y soigner les malheurs et les douleurs de l’enfance. Il passe ses jours et ses nuits à l’hôpital. Il achète avec son propre argent des médicaments ou des jouets pour les malades. Il s’assoit longuement au bord de leur lit, les écoute et les rassure en leur racontant des histoires extraordinaires. Il fait même des farces pour mettre tout le monde de bonne humeur !
Korczak sait pourtant qu’à leur sortie de l’hôpital beaucoup de ces enfants seront à nouveau livrés à la misère, maltraités par la rue et même, parfois, par leur famille…
« La littérature, c’est seulement des mots. La médecine, des actes ! »
En 1910, Korczak a trente-deux ans. Il renonce à fonder une famille et décide de créer une « petite République » pour « élever l’enfant selon ses droits ». Un lieu de vie dédié au bonheur des enfants abandonnés.
Korczak fait équipe avec Stefa, une jeune femme passionnée d’éducation. Ensemble, et pendant deux ans, ils vont imaginer la Maison de l’Orphelin pour accueillir des enfants juifs sans famille. Bien sûr, ils auraient souhaité une maison ouverte à tous les enfants du pays. Mais dans la Pologne de l’époque, chaque religion ne doit s’occuper que de ses propres enfants…
Le terrain acheté, Korczak et Stefa travaillent sur les plans avec l’architecte : ils veulent un bâtiment où chaque détail – le moindre clou, la moindre étagère – facilite la vie et l’éducation des enfants. Il y aura une infirmerie et des salles de classe. Un théâtre et des terrains de jeux. Et, pour la première fois, tout le confort possible pour les plus pauvres. Au 92 de la rue Krochmalna il y aura le chauffage central, l’électricité et même des baignoires !
Les premiers orphelins arrivent. Ils sont « bruyants, morts de froid, excités et insolents ». Loin de remercier Korczak et Stefa, leurs bienfaiteurs, les voilà qui leur déclarent d’emblée la guerre ! Ils désobéissent systématiquement, basculent vite dans la violence, cassent, volent… Certains refusent même tout travail. Korczak doit apprendre la patience et inventer des solutions. Comme il ne parvient pas à interdire les bagarres, il choisit de les réglementer !
Chaque enfant n’a que dix points de bagarre par semaine : un point pour une petite bagarre, deux points pour une bagarre modérée, trois points pour une grosse bagarre.
Chacun doit économiser ses points s’il ne veut pas être renvoyé ! Les plus turbulents apprennent à réfléchir avant de se battre…
« Les enfants ne sont pas des marionnettes qu’on pourrait manipuler.
Il faut les éduquer en les prenant comme ils sont… Mais pour les faire progresser. »
Korczak et Stefa organisent le Parlement des enfants, où l’on discute et élabore les règles de vie collective de la Maison.
Mais une loi, il faut la faire respecter : on invente donc aussi le Tribunal des pairs, où l’on est jugé par ses semblables. Il est composé de cinq enfants tirés au sort parmi ceux et celles dont personne ne s’est plaint au cours de la semaine. Il comprend aussi un adulte, qui expose les faits et veille au bon déroulement de la séance.
Les cinq juges peuvent acquitter, pardonner ou condamner. On commence par examiner si l’accusé peut être acquitté. Puis, si ce n’est pas possible, on envisage le pardon, le blâme… jusqu’à la condamnation à la privation de droits pendant un ou plusieurs jours.
Le Tribunal peut même décider de publier la sentence dans l’hebdomadaire de l’orphelinat ! Discuté, voté, jugé, lu et approuvé en toute clarté !
La violence diminue peu à peu. Les mots remplacent progressivement les coups. Mais les mots se font de plus en plus abondants et submergent Korczak. Les enfants ont tant de choses à dire, tant d’inquiétudes à exprimer. Chacun voudrait que le docteur Korczak le rassure, réponde à ses demandes… Là, tout de suite. Chacun voudrait Korczak pour lui tout seul…
Alors Korczak décide de ne jamais répondre immédiatement à ceux qui le tirent par la manche ! Il leur dit : « Écrivez-moi ce que vous voulez et glissez votre demande dans la boîte aux lettres. J’y répondrai ce soir. »
À ceux qui ne savent pas encore écrire, il dit :
« Fais-toi aider par quelqu’un qui sait. »
Et, chaque soir, Korczak répond personnellement par écrit à chacune des lettres…
« On apprend à attendre une réponse au lieu de l’exiger sur-le-champ. À expliquer ce qu’on veut vraiment et à se demander si c’est juste. Ainsi apprend-on à penser. »
1914 : la Première Guerre mondiale éclate, au mois d’août. Korczak doit partir car il est mobilisé dans l’armée russe. Stefa dirige alors seule l’orphelinat, qui accueille maintenant 150 enfants.
Près de l’hôpital militaire de campagne où il est affecté, le soldat Korczak découvre un asile d’enfants : « Une poubelle dans laquelle on se débarrasse des enfants comme des déchets de guerre ! »
Il y revient souvent pour tenter de soigner et d’instruire clandestinement ceux que l’on a abandonnés là.
Korczak passe les quatre années de guerre à soigner les soldats blessés, à aider les jeunes de l’asile et, le soir venu, à écrire Comment aimer un enfant, le livre qui le fera connaître au-delà des frontières de son pays. Korczak continue ainsi, au loin, de travailler pour les enfants de la Maison de l’Orphelin, qui jamais ne quittent son esprit.
« Comment aimer un enfant ?
N’être que bienveillant avec lui ne l’aide pas à se dépasser, l’amollit…
N’être qu’exigeant engendre méfiance et refus…
C’est ensemble que bienveillance et exigence permettent à l’enfant de bien grandir. »
Cette nuit de novembre 1918, nul n’a dormi à l’orphelinat. Et dès le lever du soleil, dans la cour, tout le monde attend.
Les enfants sont immobiles dans un silence absolu. Les plus jeunes ne se souviennent pas bien du docteur Korczak. Ceux qui sont entrés à l’orphelinat depuis son départ ne l’ont jamais connu. Mais tout le monde sait l’homme qu’il est et que, par ce matin glacial, il revient.
La guerre est finie.
Le voilà qui s’avance, lentement, le visage grave. Il s’arrête au milieu de la cour et pose sa valise à ses pieds. Il tourne la tête pour bien voir chaque enfant. Il regarde le sol un instant, puis lève les yeux vers la bâtisse, comme pour vérifier que c’est bien là, qu’il est bien arrivé, que c’est bien eux.
Personne ne bouge. Et, tout à coup, Korczak fronce les sourcils. Il baisse ses lunettes, laissant apparaître des yeux malicieux. Puis il frappe dans ses mains et saute sur place avant de courir vers les enfants et de les embrasser fougueusement l’un après l’autre !
L’homme qui aime les enfants est revenu !
Korczak demande tous les jours :
— Quelles filles et quels garçons sont de permanence aujourd’hui pour le balayage ? Pour le nettoyage des salles de classe ? Et pour la cuisine ?
Dans la Maison de l’orphelin, les enfants doivent s’organiser afin que toutes les tâches matérielles soient accomplies.
Et ils doivent respecter « une réelle égalité des droits entre les sexes et les âges différents ».
Korczak réexplique aux petits nouveaux étonnés :
— Vous voyez, ici, nous avons sorti le balai-brosse et la serpillière du petit réduit sous l’escalier… et nous les avons mis à la place d’honneur !
La vie reprend même si la guerre a laissé une infinie tristesse dans le pays et dans toute l’Europe.
« Une table bien essuyée vaut une page d’écriture recopiée avec soin ! »
À Varsovie, des milliers d’enfants ont perdu leurs parents.
Et Korczak doit s’occuper d’un deuxième orphelinat au sud de la ville.
Avec les mêmes règles de vie commune.
Tous les jours, il raconte des histoires inventées pour donner envie d’apprendre. Et d’autres histoires encore, juste pour le plaisir de trembler et de rêver avec des héros imaginaires. Korczak écrit ainsi l’histoire de Mathias, qui devient roi à l’âge de dix ans.
Parce qu’il trouve les adultes égoïstes, menteurs, violents et obsédés par le pouvoir, le jeune roi veut remettre le monde à l’endroit, abolir la pauvreté, supprimer les guerres… Il choisit le drapeau vert comme drapeau de l’enfance. Et, un jour, il décide de renvoyer tous les adultes à l’école et de donner le pouvoir aux enfants. Mais ceux-ci ne parviennent pas à faire fonctionner le pays et Mathias est condamné à mort…
Pourtant Mathias Ier est aujourd’hui encore bien vivant !
Le livre de Korczak est lu chaque année par des milliers d’enfants à travers le monde.
« Un drapeau vert ? Nous avions déjà assez de soucis avec les ouvriers et leur étendard rouge ; à présent, cela recommence avec les mioches, il ne manquait plus que cela ! »
Extrait du « Roi Mathias Ier »
« Les chagrins des petits ne sont pas des petits chagrins : les enfants doivent pouvoir avoir une vie personnelle, avec leurs sentiments à eux et leurs secrets…
Les idées des petits ne sont pas des petites idées :
les enfants doivent être pris au sérieux et méritent qu’on parle avec eux de toutes les choses importantes qui les concernent. »
Au fil des années, Korczak, infatigable, poursuit son combat. Il donne des conférences, écrit des articles. Tout avance si lentement…
Enfin, en 1924, une cinquantaine de pays adoptent ensemble la « Déclaration de Genève », la toute première déclaration des droits de l’enfant. Elle proclame que « l’Humanité doit donner à l’enfant ce qu’elle a de meilleur ».
Korczak salue l’événement, mais il veut que les nations aillent plus loin et s’engagent plus concrètement : il faut que l’enfant soit vraiment reconnu comme une personne.
Et si l’enfant est une personne, Korczak pense aussi que l’enfant a le droit de tout exprimer.
En 1926, il crée un journal écrit entièrement pour et par les enfants, la Petite Revue. Le journal paraît tous les vendredis, en deux éditions : le matin pour les plus jeunes, avec des articles sur les animaux et des jeux… l’après-midi, pour les plus âgés, avec des dossiers d’actualité.
Le succès est considérable. Avec un seul adulte au comité de rédaction – Korczak lui-même –, le tirage atteint très vite 150 000 exemplaires.
Le journal a plus de 2 000 enfants correspondants dans le pays, qui reçoivent chacun une petite rémunération. Des centaines de lettres et d’articles arrivent de toute la Pologne. Et ceux qui ne veulent pas écrire peuvent venir sur place dicter leur article.
Parfois pour raconter simplement un nouveau jeu de ballon.
Parfois pour être beaucoup plus grave, comme cet enfant qui se confie dans la Petite Revue : « En tant qu’enfant juif, j’ai l’impression d’être un inconnu ou un étranger dans mon pays. »
L’inquiétude monte. Dans de nombreux pays d’Europe, on désigne les Juifs comme responsables de tous les maux.
Korczak, lui-même, est victime d’insultes et d’attaques antisémites.
À plusieurs reprises, il doit interrompre « les parlottes du Vieux Docteur », son feuilleton qui a pourtant un grand succès à la radio.
En 1933, Hitler et son parti nazi arrivent à la tête de l’Allemagne.
En 1936, Korczak écrit dans son journal intime : « Je crains le pire. »
1939, les nazis envahissent la Pologne.
Varsovie est bombardée. La ville est en flammes.
En 1940, les nazis imposent à tous les Juifs de Varsovie de se regrouper dans le ghetto, quartier fermé, surpeuplé et misérable. L’orphelinat y est déplacé.
En 1942, la destruction totale des Juifs d’Europe est décidée. 6 millions d’entre eux seront exterminés par les nazis.
Korczak fait face. Il tente de rassurer les enfants et donne, de temps en temps, de petits spectacles de clown, au milieu des ruines, afin de recueillir des dons pour la Maison.
Korczak tient tête. Il refuse de porter l’étoile jaune imposée aux Juifs et il s’insurge contre les autorités du ghetto qui entassent des milliers d’enfants dans des refuges insalubres.
Korczak reste fidèle à lui-même. La Maison de l’Orphelin continue. Avec son Parlement et son Tribunal. Les équipes de permanence y nettoient toujours les tables avec soin. Et aucun enfant n’est privé ni d’exercices de calcul ni d’histoires extraordinaires.
6 août 1942, 7 heures du matin. Les enfants et les éducateurs de la Maison de l’Orphelin viennent de finir leur maigre petit-déjeuner.
On nettoie les tables.
Tout à coup, deux coups de sifflet retentissent. Des soldats nazis sont dans la cour. Des cris fusent : « Alle Juden raus ! »… « Tous les Juifs dehors ! »
Korczak regroupe les enfants autour de lui : « Chacun va préparer son bagage. Prenez ce que vous avez de plus précieux… Nous partons. Je pars avec vous. » En rang par quatre, les cent quatre-vingt-douze enfants en haillons suivent la direction que leur indiquent les soldats.
Korczak, Stefa et les huit autres éducateurs demeurent auprès d’eux.
En tête, l’orphelin le plus âgé porte le drapeau vert du roi Mathias Ier, la bannière de l’enfance.
Ils arrivent sur une grande place, qui se remplit rapidement.
Quatre mille enfants juifs venant de tous les refuges de Varsovie sont là.
Ils sont poussés dans les wagons à bestiaux.
Korczak prend la main des deux plus jeunes et il avance au milieu des enfants. Doucement. Avec eux, il entre dans le wagon.
Le train démarre et s’éloigne vers Treblinka, le camp de la mort. Personne ne survécut pour raconter les dernières heures du Vieux Docteur, de Stefa et des orphelins.
Korczak aurait sûrement pu sauver sa vie. Les autorités du pays l’auraient peut-être mis à l’abri.
Mais Korczak n’a rien demandé.
Il n’a pas abandonné les enfants.
Il est toujours avec eux.
Avec ceux de la Maison de l’Orphelin. Et avec tous les autres.