Itinéraires à travers la nature urbaine

Quand Lucy Jones et sa fille trouvent des fleurs sauvages dans un projet urbain en construction, elle réfléchit sur les effets curatifs d’une relation attentive avec le monde vivant, ainsi que sur les barrières complexes que les zones urbaines érigent contre cette même relation.

 

Voici cinq pétales d’un écarlate parfait. Le centre, violet et pourpre, montre un œil rose bébé. Les étamines de couleur cerise culminent en de magnifiques anthères jaunes.

Comme la journée était ensoleillée, la fleur était ouverte. Un mélange de transcendance et de hasard, à travers le ciment fissuré. Nous avons levé les yeux pour observer le perroquet rouge qui volait autour du chantier, et les oiseaux qui prolongeaient au ciel les merveilles observées à nos pieds.

J’ai emmené ma fille de trois ans faire des « safaris de fleurs sauvages » dans notre rue, à la recherche de la beauté cachée dans de petits carrés de terre, à côté d’un projet urbain en chantier. Il s’agissait, au moment le plus intense de la pandémie, d’une visite obligatoire que nous faisions tous les jours à l’extérieur, pendant une heure.

Nous voulions inspirer autant de vie que possible.

Au tout début, il n’y a pas grand-chose à voir : juste une grande et large rue qui ira sillonner le centre d’une ville dans la campagne anglaise. Il s’agit d’une rue sans végétation, par rapport aux trois rues pleines d’arbres à proximité. De l’autre côté de la rue se trouve un grand projet en construction, qui cédera la place à six cents nouveaux appartements, et nous pouvions à peine entrevoir l’horizon couvert de verdure au-dessus des échafaudages et des blocs de ciment. Quant à notre zone, c’est un espace ouvert de petites dimensions, suivi d’une zone très industrielle et urbaine.

Cependant, en regardant un peu plus attentivement, ma petite fille et moi voyions un presque rien se transformer en quelque chose de beau.

Croyez-le ou non, il y a de la magie dans ma rue. Les trottoirs, où l’herbe n’a pas été coupée par une municipalité occupée par le virus, sont devenus de véritables fêtes de nectar pour les insectes pollinisateurs et des endroits remplis de couleurs et de parfums. Pissenlits de différentes couleurs – rose foncé, rose strié, coton doux – répartis parmi l’orange foncé et le jaune citron des trèfles. Les abeilles suçaient des liquides sucrés et des marguerites géantes, aux feuilles ressemblant à de véritables jaunes d’œufs, se laissaient secouer par la brise. Avant que les moteurs bruyants des grues et des pelles rétro ne soient à nouveau en marche, on pouvait entendre les criquets et ces drones remplis de miel appelés abeilles. 

Le bruit est enfin revenu, tonitruant, et les rues se sont de nouveau remplies d’agitation. Cependant, au fur et à mesure que l’on faisait de nouvelles découvertes, on oubliait la peur de la maladie, le nombre quotidien de décès, la perturbation de la vie dans une société centrée sur la destruction et l’inégalité, ou les informations selon lesquelles l’Arctique avait atteint 38 degrés. Agenouillées dans le ciment, nous avons observé, enchantées, une pimpinelle écarlate.

Pourquoi partir à la recherche d’insectes, de millefleurs ou bourses-à-berger ? Parce que le printemps va bientôt arriver et la volonté d’observer tout ce qui se passe autour de nous s’avère un bon moyen de garder l’espoir. En même temps, notre prospection ressemblait énormément à une évasion méditative. Un peu plus tard, lorsque nous sommes parties à la recherche d’escargots sous la pluie chaude de l’été, et avons observé les différents modèles de spirales sur leurs coquilles, nous avons été amenées à nous concentrer sur le moment présent et non pas sur la pandémie omniprésente.

Qu’arrive-t-il à nos esprits quand nous entendons un coucou dont nous n’avons pas entendu parler depuis notre enfance ? Qu’arrive-t-il à notre fibre émotive lorsque nous nous sentons stressés et que nous décidons de marcher à travers la forêt ou sur la berge d’une rivière ? J’ai passé les huit dernières années à étudier la relation entre la santé mentale humaine et le monde naturel, afin d’écrire un livre intitulé Losing Eden. Après une maladie, je me suis interrogée sur ce qui se passait dans mon esprit, mon corps et mon cerveau chaque fois que j’allais dans les marais, en mer ou au bord de la rivière, afin de trouver une sorte de remède.

Bientôt, j’ai pensé que la question devrait être posée à l’envers, et j’ai commencé à explorer comment notre déconnexion du monde naturel et de la vie, dans les villes où les sols sont les plus dégradés, pouvait résonner dans nos esprits.

Je n’emmène pas mes enfants à des safaris de fleurs sauvages juste parce que c’est une bonne activité. Je le fais parce que je suis à la recherche de ce médicament qui est le lien avec ce qui reste de la nature. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Qu’est-ce qui se passe, de toute façon, dans mon corps et mon esprit ?

Il y a des études qui suggèrent que lorsque les gens passent plus de vingt minutes dans la « nature urbaine », les niveaux de deux biomarqueurs physiologiques du stress – cortisol salivaire et alpha-amylase – baissent.

S’il pleut et que nous arrivons à sentir le pétrichor – l’odeur métallique de la terre après la pluie –, l’activité des ondes cérébrales liée au calme et à la relaxation peut être déclenchée. L’écoute du chant des oiseaux rééquilibre le système nerveux. Regarder les marguerites danser dans le vent apaise la fatigue mentale. Ce sont des exemples de « fascination douce », qui peut restaurer la pleine conscience, selon la théorie de la restauration de l’attention, développé par des universitaires réputés, Rachel et Stephen Kaplan.

Quand nous partons à la recherche de fleurs sauvages, je me sens énervée juste en pensant que je vais rester dépendante de ces petites zones. J’imagine qu’un jour ces fleurs seront arrachées, coupées ou tuées par des pesticides. Mais à l’heure actuelle, ces petits morceaux de vert sont une sorte de tapisserie ignorée, un endroit où la nature ne peut prospérer que parce que personne n’a encore remarqué sa puissance régénératrice.

Parce que le système – notre monde actuel – qui tue habituellement ces petits joyaux de verdure qui poussent au-delà des frontières, ces petits morceaux qui sont considérés comme des émeutiers, a été confiné. La pimpinelle écarlate habite encore un endroit qui sera bientôt transformé en appartements. À en juger par les espaces verts des maisons similaires, qui ne sont rien d’autre que des morceaux symboliques de la nature, la pimpinelle sera bientôt une aberration, une anomalie vite corrigée.

J’ai pensé à ce qu’une chenille consomme quand elle devient chrysalide. Comme ces mois d’enfermement et de pause, la période entre la chenille et le papillon constitue une limite ou un point de transition. La post-chenille libère des enzymes qui dissolvent ses tissus et cultivent des groupes de cellules organisées qui survivent à la période de désintégration. Certains de ces cellules développeront de nouvelles parties – yeux, ailes, jambes – qui finiront par transformer la chenille en papillon. D’autres resteront inactifs. Cependant, les tissus inutiles sont désintégrés.

Quelles cellules voulons-nous économiser dans cet espace de transition ? Pouvons-nous transférer le lien avec la nature que beaucoup d’entre nous ont expérimenté pendant le confinement, dans un nouveau monde, un monde vivant, jamais distinct de nous ? Au fur et à mesure que les preuves de la relation entre la nature et la santé s’accroissent, il devient clair que l’établissement d’une nouvelle relation avec ce monde qui dépasse l’être humain n’est pas quelque chose d’extravagant ou d’excentrique, mais plutôt quelque chose d’essentiel à notre bien-être et à notre santé, ainsi qu’au bien-être de la planète. 

Ce n’est peut-être pas le moment de faire ou de réparer quelque chose, mais le temps d’écouter le monde naturel, les 38 degrés de l’Arctique, notre biophilie innée, le temps de syntoniser le sol et les arbres, avec la conscience du monde magnifique des plantes dont nous avons tous besoin.

C’est peut-être le moment de ne pas détruire, de ne pas couper, de ne pas dominer, de ne pas arracher.

Un temps pour se reposer, pour se préparer à abandonner les attitudes dont nous n’avons pas besoin, et pour réinventer ce que ce serait que d’être de bons locataires du monde, vivant côte à côte avec les autres espèces.

Lucy Jones
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