— Papa, c’était quand, le plus beau jour de toute ta vie ?
Le père de Louis répond, sans même détourner le regard de la télévision, et surtout sans hésiter :
— Quand j’ai épousé ta mère, mon chéri. Nous venions de poser la première pierre d’une grande famille.
Puis il se replonge dans la contemplation de son émission de cuisine préférée.
Louis se dirige alors vers le bureau de sa mère, et passe sa tête par l’ouverture de la porte :
— Maman ?
— Pas maintenant, Louis ! Je suis occupée…
— Mais c’est juste une toute petite question…
— Ça peut pas attendre ?
— Si, mais…
— Bon, vas-y, je t’écoute !
Louis s’avance timidement au centre de la pièce et pose sa question à toute vitesse :
— C’était quand, le plus beau jour de ta vie ?
Maman fronce un sourcil, hésitante :
— En fait, il y en a deux. Ta naissance et celle de ta sœur.
Elle esquisse un sourire nostalgique, mais se reprend vite : elle a encore beaucoup de travail à finir avant le dîner !
— C’est tout ? demande-t-elle.
— Oui, murmure Louis, qui est déjà en train de quitter la pièce sur la pointe des pieds.
Toc, toc, toc.
Ça fait déjà deux fois que Louis frappe, mais personne ne lui répond.
Tout doucement, il entrebâille la porte.
— Hum, hum…
Louis se racle la gorge bruyamment pour que sa grande sœur le remarque, mais rien n’y fait. Alors, il s’approche et souffle, tout près de son oreille.
— Camille !
L’adolescente sursaute, puis se redresse, furieuse :
— Qu’est-ce que tu fais là, moucheron ! On t’a jamais dit de frapper avant d’entrer ?
— J’ai frappé, mais…
Camille retire un de ses écouteurs et, sans attendre que Louis ait fini sa phrase, lui demande :
— Bon, tu veux quoi ?
— Je peux te poser une question ?
— C’est déjà fait !
Zut ! pense Louis en se mordant les lèvres.
— Vas-y…, soupire Camille.
— C’est lequel, le plus beau jour de ta vie en entier ?
Elle grommelle :
— Ça te regarde pas !
— Allez, steuplaît…
La jeune fille réfléchit, les yeux dans le vague.
— La soirée d’anniversaire de Cassandre, quand Arthur m’a invitée à danser et qu’il m’a…
Là, elle s’arrête net. Louis ne saura pas la suite. Camille le pousse sans ménagement hors de la chambre.
— Allez, moucheron, t’en sais assez ! Et elle lui claque la porte au nez.
Ce soir-là, au repas, chacun mange en silence.
Papa a toujours un œil sur la télévision.
Camille en profite pour envoyer des SMS sous la table.
La mère de Louis, qui n’a pas fini son dossier, est perdue dans ses pensées, et ne remarque rien.
— Moi, c’était le jour de la tempête, dit Louis.
Personne ne réagit.
Il reprend, un petit peu plus fort.
— Moi, mon jour préféré, c’était celui de la grande tempête
Cette fois, tout le monde l’a entendu et le regarde.
Il se sent rougir comme une tomate.
La grande tempête a eu lieu un an plus tôt et a emporté plusieurs maisons sur son passage, faisant quelques blessés dans le village.
Chez Louis, la toiture a été endommagée. Ils ont mis presque huit mois à reconstruire.
— Qu’est-ce que tu racontes ? dit Papa.
— N’importe quoi ! répète Maman, en frissonnant.
Camille plisse les yeux sans rien dire.
Elle se demande vraiment où son petit frère veut en venir.
— Ce soir-là, reprend Louis, le vent avait tellement soufflé que nous n’avions plus de lumière nulle part. Papa est venu nous chercher dans nos chambres, et on est tous restés dans le salon à se raconter des histoires dans le noir. Tu n’as pas travaillé, Maman, et il n’y avait pas de télé. Camille n’écoutait pas de musique. On était ensemble. C’était le plus beau jour de ma vie.
Le petit garçon finit sa phrase dans un souffle, comme s’il était sur le point de pleurer. Les parents de Louis se regardent d’un air coupable. Papa éteint la télévision sans bruit, tandis que Camille coupe son téléphone portable.
Maman se dit que, pour une fois, son dossier attendra. Elle propose à Louis :
— Et ce nouveau jeu de société que tu as eu à Noël, si on l’étrennait ?
Le visage du petit garçon s’illumine.
Pendant que sa sœur débarrasse, il prépare les pions, les cartes et les dés.
Ce soir-là, ils ont joué en famille pendant de longues heures, Louis n’a pas toujours gagné, mais il s’est bien amusé. Sa sœur et ses parents aussi.
D’ailleurs, le plus beau jour de leur vie, maintenant, c’est le vendredi. Celui-ci, et tous les autres à venir. Puisque, dorénavant, c’est chaque semaine que la famille a décidé de se retrouver, pour des tempêtes de rires à partager.