L’Enfant

 

C’était un empereur très puissant qui visitait régulièrement son royaume pour y vérifier son pouvoir. Il allait, de ville en ville, précédé par ses armées, ses fanfares, ses policiers, se faire honorer de ses sujets. À son arrivée, les villageois rassemblés sur la place publique devaient se prosterner. Il en était ainsi chaque fois, et l’empereur était satisfait.
Or, un jour, dans l’une de ses villes, au cours de l’un de ses voyages, alors que tout s’était passé jusque-là comme cela devait se passer, un enfant resta debout, dressé au-dessus de la foule couchée. Ce fut un beau remue-ménage et l’empereur envoya ses policiers saisir l’enfant qui se dressait.
Il lui demanda son nom et son métier. L’enfant répondit qu’il vendait des histoires.
La réponse amusa et tranquillisa l’empereur qui lui demanda de lui en vendre une.
— Une histoire gaie ou une histoire triste ? demanda l’enfant ; les gaies, comme vous le savez, sont plus difficiles et plus douloureuses à raconter mais plus agréables à écouter, aussi coûtent-elles trois francs, les autres n’en coûtent que deux…
— Alors vends-moi une histoire triste ! dit l’empereur, qui était avare et qui craignait toujours aussi que l’on puisse rire de lui-même.
Et l’enfant raconta l’histoire :
« C’était un empereur très puissant qui visitait régulièrement son royaume pour y vérifier son pouvoir. Il allait ainsi, de ville en ville, précédé par ses armées, ses fanfares, ses policiers, se faire honorer de ses sujets. À son arrivée, les villageois rassemblés sur la place publique devaient se prosterner.
» Et un jour, dans l’une de ses villes, au cours de l’un de ses voyages, alors que tout s’était passé jusque-là comme cela devait se passer, un enfant resta debout, dressé au-dessus de la foule couchée. Ce fut un beau remue-ménage et l’empereur envoya ses policiers saisir l’enfant qui se dressait.
» Et il lui demanda son nom et son métier. Et l’enfant répondit qu’il vendait des histoires. La réponse amusa et tranquillisa l’empereur qui lui demanda de lui en vendre une, une histoire triste, parce qu’elle coûtait moins cher, et que l’empereur craignait toujours que l’on puisse rire de lui-même. »

 

L’empereur, en écoutant cette histoire qui aurait pu paraître insolente, se mit à rire. L’enfant lui dit :
— Vous avez ri, vous me devez trois francs de plus !
L’empereur se prit d’amitié pour l’enfant et le fit venir à sa cour, et souvent il lui demandait de lui raconter une histoire aussi belle, aussi triste et aussi gaie, aussi vraie que la première qu’il lui avait racontée. Et chaque fois, pour le bénéfice du roi, l’enfant trouvait la description de l’instant même.
Lorsque l’empereur mourut, l’enfant le remplaça parce qu’il savait mettre en œuvre l’une des plus grandes vertus de la parole, celle de révéler le présent.

 

 
Bruno de La Salle
Le conteur amoureux
Paris, Éd. Casterman, 1995