Ma clématite chérie

      
       Hervé est jardinier. Il cultive des fleurs et des légumes. Il a planté tout contre le mur nord du jardin une clématite. Chaque jour, Hervé s’arrête auprès d’elle. Il remet les tiges rebelles en place et de l’ordre dans le feuillage.
       — Bonjour la belle.
       — Tu m’aimes ?
       — Oui.
       — Oui comment ?
       — Oui, beaucoup.
       — Tu n’aimes que moi ?
       — Non, mais surtout toi.
       Elle fait bruisser ses feuilles dans un souffle d’air. Elle sait lui plaire ainsi. Ce matin, Hervé est pressé.
       — Tu as mis ton costume de ville, l’interpelle la clématite, tu pars longtemps ?
       — Non, un jour ou deux, au plus. Ne t’inquiète pas, des averses sont annoncées.
       — Tout ira bien. Tu as raison de changer d’air, il faut voir le monde !
       — À très bientôt, ma belle !
♥♥♥
       Hervé est revenu. Il longe le mur nord en sifflotant.
       — Alors, c’était bien cette balade ? demande la clématite.
       — Oui… merci. Tu es toute fraîche ce matin.
       — Tu l’as dit ! J’ai failli crever ! Une nuit glaciale… Et bien sûr, je n’avais rien au pied.
       — Je suis désolé.
       À genoux, il examine la tige fibreuse.
       — C’est bon, c’est bon, la rassure Hervé.
       — Je ne demande pas grand-chose, juste un peu d’attention.
♥♥♥
       Les beaux jours sont là. Au bout du jardin, la clématite a fait une fleur, une tache rose, délicate sur le mur gris, dans les feuilles tendres. Hervé ne l’a pas encore vue. Il est tout à son potager.
       — Pour le reste, on verra demain, dit-il en s’étirant.
       En se retournant, Hervé la voit enfin.
       — Bravo ! Tu as la première fleur du jardin, la première de l’année !
       — Merci, mais je l’avais déjà hier !
       — Excuse-moi, je devais être ébloui par le soleil. Tu te souviens, le ciel était presque sans nuages.
       — Ébloui par tes tomates ! Tu as passé ton temps à les tuteurer, et que je t’attache par-ci, et que je te pince par-là…
       — Tu te montes la tête ! Je ne peux pas les laisser s’écrouler, ramper jusqu’aux radis !
       — Et moi, mes tiges s’emmêlent mais ça n’a pas l’importance ! Dans ce méli-mélo, comment veux-tu que je fasse d’autres fleurs ?
       — Doucement, s’il te plaît, je vais ajouter du fil, tu pourras t’enrouler à ta guise.
       Le jardinier tend le fil. La clématite se glisse sous son bras. Il sursaute et lui dit gentiment :
       — Que tu es sotte.
       Ça y est, les pieds de tomate ont poussé droit, les salades et les choux sont débrouillés et repiqués, les petits pois montent à l’assaut des rames.
       Hervé est très occupé. Il a à peine salué la clématite, elle est pourtant bien jolie dans la lumière douce du matin. De loin, elle le regarde, maussade, le guette, le surveille. Une mésange vient se poser sur elle, puis une deuxième. Leurs cris en attirent d’autres et, à chaque sautillement, leurs petites pattes la chatouillent. Elle rit. Une partie de cache-cache s’engage. Elle fait la folle, elle ouvre des passages dans lesquels s’engouffrent les oiseaux, puis elle les referme. Ça se balance, ça bruisse de partout. Elle s’ébroue d’un grand frisson.
       — Allez ouste, dehors !
       Les mésanges s’envolent, elle est épuisée. Le jardin est dans l’ombre. Hervé lui dit :
       — Bonsoir !
       Elle n’entend pas. La clématite dort.
♥♥♥
       Aujourd’hui, le jardinier reçoit des visiteurs. Il montre, il commente, il déterre, il met en pot.
       — Alors, bien dormi ? demande la clématite.
       … Rien, pas de réponse, Monsieur fait des ronds de jambe.
       « Tu pourrais au moins me présenter, pense-t-elle. On va voir ce qu’on va voir ! »
       Elle se met en boule, bascule en avant, ça va craquer ! Ça craque ! Un clou jaillit du mur, le fil vibre et se détend, en sifflant. Hervé abandonne ses clients. Il accourt.
       — Qu’est-ce qui t’arrive encore ?
       Il attrape à bras-le-corps la masse végétale et la suspend comme il peut.
       — Aïe, tu m’écrases !
       Hervé remet le clou en place, en plante un second et fixe solidement le fil.
       — Ça va tenir. Tu m’as fait une de ces peurs !
       — Si tu t’occupais un peu plus de moi…
       C’est le temps de l’été. Hervé arrose abondamment. L’eau s’écoule dans les rigoles. Ça sent la terre chaude et mouillée. La clématite a soif et s’impatiente. Enfin le voilà. Il l’asperge de fines gouttelettes.
       — Qu’est-ce que tu en penses ? Ça rafraîchit !
       — Arrête, il fait presque nuit, je suis au nord, tu l’oublies, n’est trop tard. C’est toujours la même chose, tu sers tout le monde avant moi.
       — Ne te fâche pas… Allez, bonne nuit.
       — Bonne nuit, mais ça m’étonnerait que je trouve le sommeil, je suis transie.
       Le jardinier soupire et s’éloigne. Il se retourne, la clématite s’est assoupie.
♥♥♥
      Avec la chaleur du soleil, les groseilles, les framboises et les fraises rougissent. Les oiseaux vont se régaler. Le jardinier ne veut pas partager avec ces effrontés. Il installe l’épouvantail et accroche des bruisseurs argentés dans les arbres fruitiers. Il n’a guère le temps de papoter et la clématite s’ennuie. « J’en ai assez. Puisqu’il m’abandonne, je passe par-dessus le mur ! »
       Quelques jours plus tard, Hervé entend qu’on l’appelle. Ça vient du jardin derrière le mur nord. C’est la voisine.
       — Oui, dit-il.
       — Votre clématite m’envahit et si vous n’intervenez pas, je serai malheureusement obligée de couper ce qui dépasse de mon côté.
       — Non, non, j’arrive.
       Il monte sur l’échelle et repasse les rameaux de son côté.
       — Coquines ! bougonne Hervé après ces lianes vivaces qui se dérobent.
       — Vous disiez ? demande la dame.
       Elle est jolie. Il descend de l’échelle, remonte et lui offre une poignée de cerises.
       — Tenez, dit-il, elles sont fameuses cette année.
       Il rougit et redescend.
♥♥♥
       — Maintenant, à nous deux, ma belle !
       Il attache les tiges fantasques. Il serre les nœuds.
       — Eh, doucement, tu m’étouffes !
       — Ah ! tu débordes de l’autre côté du mur. Tu veux partir, ça ne se passera pas comme ça.
       — Tu es fâché ? C’est un comble ! Tu accroches partout des trucs pour protéger les fruits. Je te signale que j’en ai aussi !
       — Ma chère, les tiens ne sont pas comestibles !
       La clématite est vexée. Hervé vérifie les attaches. Il est fatigué.
♥♥♥
       Cette nuit-là, le jardinier entend un craquement sec, terrible. Sous son lit, le parquet se fend. Il en surgit une liane gigantesque. Elle grimpe jusqu’à lui, l’agrippe à la gorge, il veut crier… Il se réveille et bondit à la fenêtre, l’ouvre et avale une grande bouffée d’air. Dehors, tout est sombre et paisible.
       Le lendemain, il pleut. Hervé commence sa tournée matinale par une visite à la clématite.
       — Bonjour, lui dit-elle, tu es tout trempé !
       Le jardinier ne répond pas à ce salut. Il sort un sécateur de sa poche.
       — Écoute-moi bien : à partir d’aujourd’hui, je ne veux plus que tu me tourmentes, ni le jour ni la nuit, ni au printemps, ni en été, ni en automne et surtout pas en hiver. Tu vois, là-bas, les fruits et légumes ? Je les mange ! Et toi, si tu continues, gare à toi !
       La clématite tremble d’effroi. Dans son affolement, elle balbutie :
       — Je… je regrette… Excuse-moi, je sais, je suis parfois capricieuse mais…
       Hervé la regarde.
       — Bon, n’en parlons plus.
       Il ôte délicatement quelques feuilles jaunissantes.
       — Bientôt viendra l’automne, on se reposera un peu, nous en avons besoin.
       Il s’éloigne. Dans le ciel, un vol de canards s’en va vers le sud.

May Angeli
Ma clématite chérie
Paris, Seuil Jeunesse, 2007

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