Riche et Pauvre

 
 
     Je m’appelle Faucher, Richard Faucher. Nous sommes un homme comme tout le monde, ou presque, car j’ai une particularité : je suis partagé en deux. Une partie riche et une partie pauvre.
     La moitié riche est toujours propre et bien rasée et l’autre, la pauvre, a l’air triste et fatigué. C’est une vie très compliquée que de vivre avec ses deux moitiés. Un exemple pour mieux vous expliquer.
     Un mégot sur le trottoir et voilà que la partie pauvre s’arrête pour le ramasser. La partie riche, elle, veut continuer sa route et se met à résister. Au bout de dix mégots, imaginez le mal au dos. C’est pourquoi mes deux moitiés ont dû se mettre d’accord. Du début de la nuit jusqu’à 2 h de l’après-midi, je serai riche, et de 2 h de l’après-midi jusqu’au milieu de la nuit, je serai pauvre. Aujourd’hui, de ces deux vies, une seule je choisirai.
 
     Ma première demi-journée est riche. Attention, c’est pas de la triche. J’ai passé la moitié de la nuit dans mon appartement. Il est normal de débuter par le commencement : le réveil a sonné fort, annonçant une journée d’efforts.
     Je me rase de très près, ne laissant rien suspecter de mon ancienne moitié. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai, car j’ai toujours avec moi une petite araignée qui est là pour sans cesse me rappeler mon infortune passée.
     Après un petit déjeuner copieux, je m’apprête à accomplir mon vœu. Tu t’en souviens : du milieu de la nuit jusqu’à 2 h de l’après-midi, je serai riche, et de 2 h de l’après-midi jusqu’à la moitié de la nuit, je serai pauvre.
     Le chien reste à la maison. Il regarde la télévision. Tout seul dehors, il me causerait du tort. J’entends d’ici les voisins : « Le chien de Richard Faucher n’a aucune tenue, si vous l’aviez vu hier dans la rue. »
     8 h – Je suis pris dans les embouteillages, tous les matins, cela me met en rage. Ma voiture va à 200 à l’heure, pourtant je n’arrive jamais à l’heure.
     9 h – Assis à mon bureau. La secrétaire me trouve très beau.
     10 h – Réunion avec le patron. Il a mis son beau veston.
     11 h – Je décroche le téléphone, c’est la technique quand il sonne.
     Midi, je peux enfin aller faire pipi. Le temps ne m’appartient plus. Aucune place pour l’imprévu.
     13 h 30 – Le restaurant, ça, c’est le côté plaisant. Une entrée, un plat, un dessert et le café en supplément.
     13 h 45 – Je suis dans les temps.
     « Garçon ! Garçon ! L’addition. Mon temps est précieux. Soyons sérieux. »
     Le garçon tarde, je crains que ça ne barde. Ding ! Dong ! Ding ! Dong !
     14 h juste, la vie est parfois injuste. Je dois respecter mon serment et ne pas tricher avec le temps. Je suis pauvre dorénavant.
 
     Je refuse donc de payer et vlan ! je reçois un grand coup de pied. C’est ainsi que je fais mon entrée dans la pauvreté.
     Il me faut quand même rentrer à la maison pour m’habiller en vagabond. Un bon pull-over et de bonnes chaussures, c’est le minimum pour une vie d’aventure.
     J’enlève ma montre. À quoi bon la garder. Quand on est pauvre, il n’y a plus d’heure à respecter. On laisse tranquillement le temps s’écouler. Le chien est content. On va fouiller dans les poubelles, Dieu que la vie est belle.
     Je marche lentement et laisse tout mon être planer. Mes pensées commencent à être confuses, au début ça amuse. Sur le trottoir, une pièce d’argent. De joie, j’ai failli la donner à un mendiant.
     Mais je me suis vite repris, une pièce dans la rue, ça n’a pas de prix. J’ai donc gardé la pièce de monnaie et humblement auprès du pauvre hère je me suis excusé. Il a compris mon affaire, voyant que dans la rue, je débutais. Quand on n’a pas de toit, c’est chacun pour soi.
     Je marche, je marche… Le soir commence à tomber, je n’ai encore rien mangé. Le chien remue la queue, c’est signe d’un mieux. En effet, une odeur subtile me monte au nez. C’est une odeur de volatiles. Je les sens tout près, tout près.
     Soudain sous un néon, une apparition : une rôtisserie, je ne me suis pas mépris. Je respire à pleins poumons. C’est le dîner du vagabond.
     Dans un jardin, avec un vieux croûton de pain, je me suis  mis à rêver à mes gallinacés. La faim est le meilleur des cuisiniers. Tic, Tac, Tic, Tac, le temps s’en va. Tac, Tic, Tac, Tic, je ne sais plus si le Tic est avant le Tac ou le Tac avant le Tic. J’ai trop de temps et trop d’espace, je ne sais plus où est ma place. Flic, Flac, Flic, Flac, quelques gouttes commencent à tomber. Debout le chien, quittons vite ce jardin et cherchons un abri pour passer la nuit.
     Il me reste ma pièce d’argent. Grâce à elle, je vais pouvoir tuer un peu de temps. Je bois lentement mon café en regardant les aiguilles tourner. Ding, Dong, Ding, Dong, c’est l’heure de la fermeture, je repars vers de nouvelles aventures. Il me reste de quoi acheter une bouteille de vin, tu verras que cela ne sera pas vain. Maintenant, trouver un bon endroit pour dormir, c’est là mon plus cher désir.
     Une grille de métro, la bonne affaire, c’est un des endroits les plus chauds. J’y installe mon carton d’emballage, on en trouve pour tous les âges, et j’avale une gorgée de vin. Grâce à lui, je pourrai supporter la nuit et ses intempéries. Le chien à mes côtés est là pour me protéger. Il m’aime comme je suis, c’est pour ça que je suis avec lui.
     Il a vraiment de la classe et n’a pas à rougir face à ces chiens de race qui prennent leur laisse pour signe extérieur de richesse. C’est le milieu de la nuit et je sors doucement de mon rêve, ou peut-être d’un cauchemar, c’est à toi de voir.
 
     Maintenant, il me faut prendre une décision et choisir de ces deux vies celle qui me fait le plus envie. Toi le chien, je connais ton choix, mais là, il s’agit de moi. Soit je choisis le trottoir et je n’aurais ni temps ni territoire. Soit je choisis la richesse, c’est vrai, j’aurai une adresse, mais avec le temps il faudra toujours que je me presse.
     Le choix te semble difficile car ces deux vies ont l’air assez pénibles. Alors invente-toi une vie où le temps sera ton ami. Une vie qui te fera vraiment envie. Ça demande des efforts mais c’est comme ça que l’on devient fort.
     Au début tu vas la rêver et sans cesse de ce rêve tu essaieras de t’approcher…
 
 
 
 
Piotr
Riche et Pauvre
Paris, Seuil Jeunesse, 1997

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