L’enfant et le phoque

 
 
* Printemps *
 
     Le printemps vient d’arriver. 
     Un vieil homme et son petit-fils descendent prudemment la côte escarpée. Ils cherchent des moules. Tandis que l’enfant scrute les rochers, il devine un léger mouvement en contrebas. C’est alors qu’il voit le phoque. Il distingue à peine son corps, dont la couleur ardoisée se confond avec celle des rochers, mais il remarque une tache rouge sur son ventre.
     « Regarde, Grand-père, crie l’enfant. Il est blessé. »
     « Mieux vaut ne pas s’en approcher », dit Grand-père.
     Et de loin, ils l’observent en silence.
     Le phoque a l’air paisible, il semble savourer les premiers rayons du soleil, alors l’enfant se remet à chercher des moules. Quand son regard se pose de nouveau sur le phoque, la tache écarlate a fait place à une petite forme immaculée, lumineuse. Un bébé phoque plus blanc que neige vient de naître. Il se blottit contre sa maman.
     « Vite, Grand-père, murmure l’enfant, allons leur chercher du poisson. »
     Le printemps avance, les journées sont plus longues, le vieil homme et l’enfant vont souvent regarder les phoques. Le bébé a mué, et il a maintenant la couleur des rochers. Il rampe jusqu’au bord de l’eau pour regarder sa mère pêcher. Il sait que l’enfant et le vieil homme l’observent pendant qu’il se chauffe au soleil.
 
* Été *
 
     Au tout début de l’été, l’enfant voit la maman phoque pousser son bébé dans la mer. Le jeune phoque est saisi d’affolement au contact de l’eau glacée. Il disparaît sous les flots, mais ses nageoires et sa queue le propulsent naturellement vers la surface et sa tête jaillit bientôt hors de l’eau.
     Maintenant, sa mère plonge à son tour, et ensemble, ils nagent en décrivant des cercles, ils plongent, ils vrillent, ils dessinent des boucles et des volutes, ils tracent des spirales dans les profondeurs de l’océan. Lorsque la tête du bébé phoque jaillit de nouveau hors de l’eau, l’enfant applaudit, et le jeune phoque se tourne vers lui.
 
* Automne *
 
     L’automne est déjà là et l’enfant n’a plus revu le phoque. Un soir, il descend au port retrouver son grand-père qui rentre de la pêche. Il aperçoit sa vieille camionnette. La portière est restée ouverte, et une sonate de Beethoven imprègne l’air tout entier.
     Grand-père regarde fixement l’eau au clair de la lune. Un visage barbu le fixe à son tour, semblable à un reflet dans le miroir du port.
     Grand-père lance au phoque un poisson, puis un autre.
     L’enfant regarde le miroir se brouiller, puis s’éclaircir et se brouiller de nouveau dans la nuit voilée de musique.
 
* Hiver *
 
     L’enfant brave les vents violents de l’hiver pour aller à l’école. Pendant ce temps, le jeune phoque apprend les leçons de la mer.
     Il nage souvent seul, loin de sa maman, il explore la côte.
     Il adore les jours de forte houle, quand les vagues déferlent, scintillantes de poissons. Il plonge alors profondément, puis il relève la tête pour voir les poissons se profiler sur le ciel.
     C’est ainsi qu’il a appris à pêcher.
     Il a aussi appris à dormir dans la mer, en flottant telle une bouteille, avec juste le nez hors de l’eau. Mais plus que tout, il aime se retrouver avec les autres jeunes phoques sur les rochers, et sentir sur sa peau le soleil et le vent.
 
* Printemps *
 
     Le sol est tapissé de fleurs sauvages. Le printemps est de retour sur la côte. L’enfant et son grand-père aussi. Mais le jeune phoque n’est pas au rendez-vous. La maman phoque nage tout de même jusqu’au port. Elle n’a pas oublié la soirée de l’automne dernier. 
     « Dis, Grand-père, sais-tu pourquoi le jeune phoque n’est pas avec sa maman ? » demande l’enfant.
     « La mer a été en furie tout l’hiver, les tempêtes se sont succédées, peut-être n’a-t-il pas survécu ? » répond tristement Grand-père.
 
* Été *
 
     Depuis que la douceur printanière s’est muée en une chaleur estivale, l’enfant va chaque samedi à l’école de surf. C’est un excellent nageur, et au terme d’un long entraînement, il est prêt, ainsi que les autres élèves, à se « jeter à l’eau ».
     Un jour de beau soleil, il se repose sur sa planche qui ondule doucement au gré de la houle, quand brusquement il perçoit une sorte de remous. Une masse sombre se dirige vers lui, elle décrit des cercles, elle dessine des boucles et des volutes. Et voici qu’enfin le luisant visage du jeune phoque surgit tout près du sien.
     La mer s’agite. L’enfant regarde les longues lames se dresser contre l’horizon, telles d’immenses remparts. Le phoque épouse les ondulations de l’eau. Les vagues déferlent maintenant en rouleaux réguliers. Ils chevauchent la troisième vague, qui les porte jusqu’à la côte. Tout l’après-midi, l’enfant et le phoque chevauchent inlassablement les vagues. Puis le phoque disparaît brusquement. Le garçon le cherche du regard, avant de laisser une magnifique vague l’emporter jusqu’à la plage. 
     Le lendemain, au moment où la marée atteint son niveau de la veille, le jeune phoque fait son apparition. Et de nouveau, l’enfant et le phoque recommencent à chevaucher inlassablement les vagues. L’enfant n’arrive pas à détacher ses yeux du jeune phoque, qui danse et ondoie et ondule avec les vagues. Et tandis qu’il le regarde, la vague qu’il chevauche se brise et l’enfant est violemment projeté dans la mer. Sa tête heurte un rocher, et l’eau salée et sableuse lui emplit le nez et la bouche. Il coule à pic, aspiré par les grandes profondeurs. Les ténèbres vont l’engloutir…
     Mais il éprouve une étrange sensation, comme une pression contre son dos. Il distingue maintenant la lumière du soleil, il approche de la surface de l’eau, le phoque est sous lui, qui le pousse. Dans un ultime effort, le phoque fait basculer l’enfant sur sa planche. L’enfant s’y agrippe et la vague suivante le porte jusqu’au rivage. Ses amis se pressent autour de lui, ils veulent s’assurer que tout va bien. L’enfant a juste besoin de reprendre son souffle.
     L’après-midi suivant, et chaque jour de ce long été caniculaire, l’enfant fait du surf avec le phoque.
 
* Hiver *
 
     Le magnifique été a fait place au pire des hivers. La tempête fracasse les rochers, la mer se déchaîne à gros bouillons de sable et de pierre. La plage est déserte. Nul phoque ne s’y aventure.
 
* Printemps *
 
     Le sol est tapissé de fleurs sauvages, le printemps est de retour sur la côte, l’enfant aussi, mais sans son grand-père. L’enfant et ses amis ont longuement parcouru la côte dans l’espoir d’apercevoir les phoques, mais en vain.
 
* Été *
 
     Durant les longues soirées d’été, l’enfant se met à pêcher sur le quai, comme jadis le faisait son grand-père, assis sur les marches de l’embarcadère. Un soir qu’il regarde la mer brasiller sous la nuit, deux têtes luisantes trouent la surface de l’eau. L’enfant exulte en reconnaissant son ami le phoque, il est devenu aussi barbu que l’était son grand père. Un bébé phoque l’accompagne.
     L’enfant sourit. Il sait qu’ils recommenceront à chevaucher les vagues l’été prochain, et tous les étés qui suivront. Et peut-être qu’un jour, devenu à son tour grand-père, il se promènera le long des falaises avec ses petits-enfants, et ils regarderont ensemble les phoques.
 
 
Michael Foreman
L’enfant et le phoque
Paris, Éd. Kaléidoscope, 1996
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