Pika, l’éclair d’Hiroshima

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Le 6 août 1945.
Un matin.
Ce matin-là. Un temps clair habite le ciel. Le soleil caresse la ville. Les sept rivières d’Hiroshima coulent paisiblement. Les tramways circulent. Malgré la guerre.
Ailleurs, les bombardements font rage. Furieusement, les incendies dévorent les villes. Tokyo, Osaka, Nagoya. Tous et chacun sont sur le qui-vive. On démolit les maisons, on élargit les rues. On croit ainsi lutter contre le feu. Des abris existent. Des provisions d’eau se font. Mais on sort la tête couverte d’un capuchon, pour se protéger.
Peut-être.
Petite Mi, son papa, sa maman, mandent ensemble le riz aux grains rosis. Hier, des parents de la campagne leur ont envoyé des patates douces.
— Comme c’est bon ! s’est exclamée Petite Mi, la bouche pleine, ravie et affamée.
— Oui, c’est très bon, a répondu son père, souriant.
Petite Mi a sept ans.
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Le 6 août 1954, 8 heures 15.
Soudain, un bruit qui enfle, strident, assourdissant : PIKA A A A… Bientôt, une lumière aveuglante, effrayante, violente et blanche frappe le ciel. Mille éclairs angoissants, pétrifiants terrorisent l’horizon. Puis une atroce vague de chaleur.
Un bombardier américain B-29 a lâché la première bombe atomique.
La première de l’humanité. Son nom : little boy – petit garçon. Anodin, pacifique.
Quand Petite Mi recouvrit ses esprits, noir, tout était noir autour d’elle.
L’abîme.

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Que s’était-il passé ? Elle ne pouvait bouger. Des craquements déchiraient le silence. De l’obscurité montaient des lueurs pourpres. Le feu, l’incendie.
— Mi, Petite Mi, appelait sa maman.
Mi était là, figée, essayant de se mouvoir. Les cheveux hirsutes. Sa maman l’avait serrée dans ses bras. Papa ? Il était dans les flammes. Désespérées, les mains jointes, la fille, la mère regardaient, hallucinées, les flammes. Un bruit sourd et le père de Mi apparut. Précipitation, vite, la ceinture de cotonnade sert de pansement.
« Pourquoi papa a-t-il plein de trous, comment maman trouve-t-elle la force ?… »
Courir. Elles couraient, soutenant le père.
La rivière !
— De l’eau, suppliait Petite Mi.
Trébuchants, tous trois étaient descendus à la rivière.
Petite Mi résistait mal au courant… Des gens, beaucoup de gens poursuivis par le feu, fuyaient. Brûlés, des kimonos tombaient des corps boursouflés. Les lèvres et paupières n’étaient que bouffissures.
— De l’eau, de l’eau, gémissaient les enfants qui ne pouvaient même pas ouvrir les yeux.
Certains erraient, comme des revenants. Les peaux, brûlées, se détachaient en lambeaux. Partout, un amas de corps. Vision d’enfer. Tous trois ont franchi encore une autre rivière, jusqu’alors poussés par une force incompréhensible. Mais la mère de Mi déjà s’effondrait, brisée de fatigue. Mi tendit l’oreille pour recueillir un bruit : « ploc, ploc ». Quelque chose frôlait ses pieds : une hirondelle. Elle avait les ailes en flammes et ne pouvait plus s’envoler. La rivière entraînait des corps, des choses humaines, un chat.
Au hasard, plus loin, Mi avait vu une jeune femme au doux visage, un bébé dans les bras.
— J’ai pu fuir, jusqu’ici, mais au moment de lui donner le sein, j’ai vu qu’il était mort.
La jeune femme, le bébé dans les bras, s’était réfugiée dans le lit de la rivière pour disparaître et s’évaporer aux yeux de Petite Mi.
Le ciel s’était assombri. Le tonnerre grondait. Puis la pluie. Une pluie noire, noire comme le mazout. Et puis le froid, soudain. Dans le ciel si sombre un arc-en-ciel veillait sur les corps pétrifiés, morts et blessés. Le feu, avec une vigueur effrayante, les pourchassait. Ils couraient, couraient en silence sur un sol comblé de tuiles brisées, de fils électriques et de poteaux déchiquetés, renversés. Petite Mi et sa maman couraient, couraient encore, se frayant un passage parmi les maisons en fusion, pour atteindre, encore, une autre rivière. Le sommeil a rattrapé Petite Mi et l’a laissée glisser dans la rivière… Elle suffoque, ahane… Une main preste l’a secourue, maman.
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Enfin, Miyajimaguchi.
Un voile de lumière violette abritait l’île Miyajima. Un bateau pour l’île ! Là-bas, peut-être, le feu ne les rattraperait pas. Miyajima, au milieu d’une mer transparente, était plantée d’érables et de pins. Rêve… Déjà, ils fermaient les yeux, épuisés, perclus. Le soleil s’était couché, la nuit étalée. Le jour s’était levé. C’était le matin, à nouveau le soir. Le soleil était reparu. Un nouveau matin avait succédé au soir.
— S’il vous plaît, quel jour vivons-nous ? avait demandé la mère de Petite Mi.
— Le 9, avait répondu quelqu’un, un passant hagard.

 

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Au sol, un entrelacs de corps. Sur ses doigts, maman avait compté : quatre jours, depuis Pika. Petite Mi pleurait de faim. Une vieille femme qui semblait morte brusquement s’était levée, avait sorti de son sac une boule de riz, la lui avait offerte. Et, à l’instant même où Petite Mi la prenait, la vieille femme s’affalait, inerte. Les baguettes, qui quatre jours plus tôt avaient servi à manger le riz aux grains rosis, étaient toujours collées aux doigts de Petite Mi. Ecartés l’un après l’autre par maman, les doigts ont enfin laissé les baguettes s’échapper.
Du village voisin étaient venus des secours. Les soldats enlevaient les morts. L’odeur de la mort et des corps qui brûlaient rendait l’air irrespirable. On avait improvisé un hôpital dans l’école épargnée par l’incendie. C’était un hôpital sans lit, sans drap. Les blessés reposaient sur le sol. C’était un hôpital sans médecin, sans pansement, sans médicament. Le père de Mi était là.
— Qu’était devenue la maison ?
Mi et sa maman sont revenues sur les lieux.
Tous les jouets sont cassés.
— Qu’est devenue mon amie Satchan ? Et Tichan, où est-elle ?
Petite Mi n’a retrouvé aucune trace de ses amies.

 

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À Hiroshima, il n’y a plus d’herbe, il n’y a plus d’arbre, il n’y a plus de maison.
La ville : un immense champ calciné. On n’avait lancé qu’une seule bombe, une seule fois. Des morts innombrables, dont le nombre, aujourd’hui encore, augmente chaque jour. Les Japonais n’étaient pas les seules victimes de little boy – un petit garçon pas vraiment gentil. II y avait aussi des Coréens, à Hiroshima, envoyés malgré eux au Japon pour y travailler. Leurs cadavres, laissés à l’abandon, ont été la proie des corbeaux, aussitôt arrivés en nombre.
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Le 9 août, sur Nagasaki, la deuxième bombe atomique.
Les victimes : des Japonais, des Chinois, des Russes, des Américains, aussi.
La bombe était américaine.
— Cela me pique, grognait Petite Mi, la main dans les cheveux.
L’éclair, des jours avant, avait projeté du verre sur sa tête. Avec une petite pince, sa maman les enlevait, peu à peu. Des jours avaient passé. Mi ne grandissait plus. Elle semblait toujours avoir sept ans. C’est la faute de Pika, pensait-on, tristement. Son papa, ses blessures cicatrisées, semblait en bonne santé. À l’automne, des jours où il n’avait cessé de pleuvoir, subitement, ses cheveux s’étaient mis à tomber. Il était mort d’une hémorragie. Sur son corps, des taches violettes. Ceux qui n’avaient ni blessure ni brûlure se réjouissaient de vivre.
Le temps passait, et ils mouraient, comme le papa de Mi, sans blessure apparente. Quarante ans plus tard, à Hiroshima, dans les hôpitaux, encore des victimes. Beaucoup meurent… Encore.
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Le 6 août, chaque année, les sept rivières d’Hiroshima fourmillent de lampions. Sur chacun, le nom d’une victime. Mi, qui après tant d’années reste toujours petite, écrit « Père » sur un lampion et « hirondelle » sur un autre. Les sept rivières d’Hiroshima, ruban de lumière aujourd’hui, ondulent vers la mer. Hier, les victimes de Pika dérivaient jusqu’à la mer, l’eau était pourpre de leur sang. En caressant les cheveux de la petite Mi, sa maman, les cheveux déjà blancs, pense tout haut :
— Ce sont les êtres humains qui sont responsables de cette atrocité, pas la fatalité. Puissent les enfants à venir empêcher que pareille horreur ne se renouvelle. Que cela ne se reproduise plus, jamais plus.

 

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Il y a environ vingt-sept ans, dans une petite ville de l’île Hokkaïdo, j’exposais mes fresques intitulées Visions de la bombe atomique. À l’entrée de l’exposition, je martelais à voix haute « Arrêtez la fabrication des bombes atomiques, cessez la guerre ! » tout en invitant les visiteurs à signer une pétition, à lire un manifeste. Une femme, les sourcils froncés, est entrée vivement, puis est longtemps restée en contemplation devant les tableaux exposés.
Un peu plus tard, elle est sortie en s’exclamant :
— Faire des tableaux de la détresse humaine ! Mettre en images et en couleurs un tel drame, une horreur pareille ! C’est une idée difficile à accepter. C’est pourquoi je suis d’abord passée sans m’arrêter devant votre exposition ; puis je suis retenue sur mes pas ; et après bien des hésitations, je suis finalement entrée.
…Et cette femme nous a ensuite longuement parlé d’Hiroshima, de la catastrophe provoquée par Pika ; elle nous a raconté comment, en larmes, elle avait fui en portant son mari sur le dos et en tirant sa fillette par la main.
Elle a conclu son récit en soupirant :
— Après Pika, je suis venue vivre en Hokkaïdo. Les gens d’ici pensent que j’exagère, que j’essaie de les apitoyer. J’avais donc décidé de ne plus en parler, je m’étais convaincue que ce n’était pas un sujet de conversation, qu’il valait mieux me taire.
 
Nous l’avons tous écoutée attentivement, avec émotion ; certains pleuraient. Cette scène est toujours douloureusement inscrite au fond de mon cœur… Qu’est devenue cette femme qui nous a raconté son histoire, dont je me suis inspirée pour faire ce livre d’images, enrichi de ma propre expérience et de ce que j’ai vu et entendu des victimes de la bombe atomique ? Qu’est devenue la petite Mi, sa fille, qui, depuis Pika, n’a plus jamais grandi ?
Je vais avoir soixante-dix ans, je n’ai pas eu d’enfants et ce livre est le testament que je veux laisser à tous les enfants du monde, aux petits-enfants que je n’aurai pas. Sa réalisation en fut longue, je l’ai récrit plusieurs fois, souvent indécise, ne trouvant pas l’expression exacte de ce que je ressentais…

 

TOSHI MARUKI, en 1985
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« Que cela ne se reproduise plus, jamais plus ! »
Dans les années 1980, tel est le vœu ultime, le message qu’adressait aux enfants à venir et à ceux d’aujourd’hui Toshi Maruki, la peintre japonaise auteure de ce livre, morte en 1995, et son mari. Activement engagés dans la campagne pour le désarmement nucléaire et la paix dans le monde, ils ont manifesté partout et toute leur vie durant contre la bombe atomique. Leur œuvre est riche de nombreux tableaux, et les célèbres fresques intitulées Visions de la bombe atomique sont aujourd’hui conservées au musée Maruki, à Tokyo. En 1952, Toshi Maruki s’est vu décerner le Prix international de la paix et de la culture. En 1986, elle et son mari ont été nominés pour le prix Nobel de la paix.

 

Toshi Maruki
Pika, l’éclair d’Hiroshima
Arles, Actes Sud Junior, 2005
(adaptation)