La bouteille à la mère

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Maman. Papa. Qu’ils paraissent simples, ces deux mots ! Si je les prononce dans cet ordre, maman se retrouve devant papa. Alors j’essaye l’inverse : Papa. Maman. Et c’est maman, cette fois, qui se retrouve derrière.
Moi, j’aimerais qu’ils soient côte à côte, tous les deux ; pas l’un avant l’autre. Et je voudrais pouvoir les nommer en même temps : PAPAMAMAN. Ou, encore mieux, en les mêlant : MAPAPAMAN. Réunis. Comme dans mon cœur.
Si ça pouvait être ainsi ! De nouveau ainsi. Dans la vie aussi. Malheureusement, un jour, papa et maman n’ont plus voulu vivre ensemble. Papa est reparti dans son pays, celui où il était né. Et moi, je suis restée avec maman.
Pendant six mois, je n’ai pas revu papa. Je m’ennuyais beaucoup de lui. Mais là où il était maintenant, de l’autre côté de la mer, je pouvais difficilement y aller en week-end ! Il a fallu attendre les grandes vacances.
 
Maman m’a conduite à l’aéroport d’Orly. Elle me tenait la main très fort pendant qu’elle me présentait à l’hôtesse de l’air. Ensuite je suis montée dans l’avion. À côté des nuages, je pensais à maman que je venais de laisser et à papa que j’allais retrouver.
Quand je suis arrivée, papa m’a tenue longtemps dans ses bras. On a pris sa voiture. En approchant de son village, il m’a demandé : « Est-ce que tu reconnais ? » En souriant, j’ai répondu : « Non, bien sûr ! J’étais bien trop petite ! » J’étais déjà venue ici une fois, avec mes deux parents, à l’époque où ils s’aimaient encore ; cela faisait longtemps.
Les palmiers ressemblaient, en tellement plus grands, aux palmiers en pot de notre salle à manger. Et les maisons étaient presque les mêmes que celles que j’avais vues sur les photos. La voiture a ralenti. J’ai demandé : « C’est là ? » Papa m’a répondu : « Tu vois que tu te souviens ! » Et on a éclaté de rire.
 
Je suis restée d’abord dans la maison où papa était né. Maman me téléphonait tous les deux jours. Je lui disais comme j’étais bien reçue par tout le monde. Dans ma famille de France, j’avais deux cousines avec qui j’adorais m’amuser. Mais là, tout à coup, c’étaient tellement d’oncles, de tantes, et des cousins, et des cousines, et mon grand-père qui me gardait la tête entre ses mains, et ma grand-mère qui ne pouvait plus s’arrêter de m’embrasser.
Parmi mes cousins, il y avait Yanhar. Je sentais que, pour lui, je comptais plus encore. Il parlait avec une voix qui me faisait chaud. J’aimais ses cheveux noirs, ses cils noirs, ses yeux noirs. Jamais je n’avais vu quelqu’un avec des yeux comme les siens. J’étais fière de l’avoir comme cousin. Pourtant Yanhar me répétait : « Tu ne dois pas penser que je suis ton cousin. Tu dois penser que je suis ton frère ! » Alors, pour lui faire plaisir, je lui disais : « D’accord, je suis ta sœur ! Ta petite sœur française, Yanhar ! »
Quinze jours avant la fin prévue de mon séjour, papa m’a amenée chez la maman de Yanhar. Nous n’avions pas encore eu le temps d’y aller. Chaque jour, on était invités par les parents, par les voisins ! La maison cependant n’était pas loin, environ à trois quarts d’heure en voiture.
Tout de suite, je me suis sentie si bien dans cette maison. Elle se trouvait au bord de la mer.
La nuit, je m’endormais avec les vagues. Ma tante Allia était adorable avec moi ! Elle me chouchoutait ; elle avait constamment peur que je manque de quelque chose ou que je n’aie pas assez à manger. J’étais obligée de faire attention : je n’avais pas envie de grossir de dix kilos rien que pour la rassurer ! Et puis il y avait Yanhar. Le soir, sur ma table, je trouvais une rose des sables, ou une pomme de pin, ou une figue de Barbarie…
La seule chose qui me gênait, me gênait vraiment, c’est que, là-bas, il n’y avait pas le téléphone. J’aurais voulu entendre maman et tout lui raconter directement. En plus, dans ses courriers, elle me demandait mon adresse, alors que je l’écrivais au dos de l’enveloppe. La fois d’après, j’ai mis l’adresse dans ma lettre, et maman me l’a redemandée. Et elle a voulu savoir pourquoi j’avais barré un passage. Moi, je n’avais rien barré du tout.
Alors j’ai dit à papa qu’il ne devait pas lire mon courrier. Il m’a promis qu’il ne le lisait pas : il regardait comme ça, rapidement, et s’il trouvait l’adresse, il la barrait, c’est tout. « C’est tout ! C’est tout ! Comment tu peux dire ça, papa ? Et qu’est-ce que ça peut te faire qu’elle connaisse l’adresse puisque, dans trois jours, je serai repartie ? »
 
Trois jours plus tard, j’étais toujours chez tante Allia. Et les jours d’après. Et les semaines suivantes aussi.
Papa avait repris son travail ; il passait chaque soir par sa maison, il m’en rapportait les lettres de maman. Elle ne me posait plus de questions sur l’adresse. Elle me demandait de mes nouvelles, elle m’en donnait de son côté presque comme si tout était normal. S’ennuyait-elle encore de moi ?
 
Rien n’était très normal pourtant. J’aurais dû reprendre l’école en France depuis déjà plus d’un mois. Ici non plus, je n’allais pas en classe, parce que je ne parlais pas assez bien la langue. Ma tante Allia, qui était maîtresse, me donnait des cours dans toutes les matières. Elle ne s’énervait jamais. Elle prenait bien le temps. Elle m’apprenait aussi des danses. J’adorais ça.
J’étais vraiment chouchoutée, choyée, adorée par toute la famille. Mais le soir, je mettais longtemps à m’endormir, parce que je ne sentais pas sur mes joues les baisers mouillés de maman.
Un jour, Yanhar m’a annoncé que les grands l’emmenaient pêcher avec eux loin des côtes.
« Loin ? Loin comment ?
— Aussi loin des côtes d’ici que des côtes de ton pays.
— Oh ! Yanhar, Yanhar, s’il te plaît, il faut que tu me rendes un service.
— Lequel ? Tes joues sont en feu, ma petite sœur.
— J’ai une bouteille. Je voudrais que tu la jettes dans la mer quand tu seras loin.
— Pourquoi ?
— Je veux savoir si elle revient ou pas.
— Il y a quelque chose d’important dans ta bouteille, ma petite sœur, j’en suis sûr.
— Yanhar, tu m’as promis.
— Oui, je la lancerai. »
Yanhar tint sa promesse. Quand son bateau eut atteint le milieu de la mer, entre la terre des uns et la terre des autres, il lâcha la bouteille. Après j’ai attendu, j’ai attendu longtemps. Ma bouteille avait peut-être coulé. Et même si elle était arrivée jusqu’à la côte, elle pouvait se trouver cachée ou coincée par un rocher.
J’avais mis un message à l’intérieur dans les deux langues, avec l’adresse de maman afin de la prévenir, et l’adresse d’ici pour qu’elle la connaisse. Mais je commençais à me demander si quelqu’un allait découvrir la bouteille.

 

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Or un jour, tout à coup, maman apparut devant la fenêtre.
« C’est impossible ! a dit papa. Comment est-ce que tu as pu trouver l’adresse ?
— Tout simplement, elle flottait sur l’eau.
— Que veux-tu dire ? Et que viens-tu faire ?
— Tu le sais.
— Et tu crois pouvoir la ramener ? »
À ce moment, ma tante Allia a fait signe à papa de se taire ; elle s’est approchée de maman ; elle l’a embrassée, puis elle s’est reculée pour la regarder dans les yeux longuement en tenant ses doigts enlacés. Après, elle s’est tournée vers moi :
« Tu voudrais repartir avec ta mère ? »
J’ai fait oui de la tête. Papa a voulu reprendre la parole, mais ma tante Allia de nouveau l’en a empêché. Et tout de suite, elle s’est adressée à maman :
« C’est ta fille. Et elle est sa fille, à lui aussi. Maintenant, c’est un peu notre enfant également. Elle va repartir avec toi, et nous ne la reverrons plus jamais…
— Elle reviendra », lui a promis maman.
Cela n’a pas été facile pour maman, l’année d’après, au mois de juillet, quand elle m’a ramenée à Orly. Et quand elle a dit à l’hôtesse de l’air : « Il y a son père qui l’attend là-bas. »
En fait, il n’y avait pas que papa. Il y avait Allia et Yanhar aussi. Je suis retournée habiter chez eux. Oh ! comme c’était bien !
 
Je suis revenue en France à la date prévue. Maman m’a serrée contre elle tellement fort. Je lui ai pris la main et j’y ai posé plein de baisers. J’ai vu que ses ongles, d’habitude si jolis, étaient tout rongés. Elle portait des lunettes de soleil, mais des larmes coulaient sous ses lunettes jusque dans son cou.
Cela l’a d’abord empêchée de découvrir ce que je lui avais rapporté. Je ne me faisais pas de souci, je savais qu’il lui ferait plaisir, ce cadeau spécialement pour elle.
Une petite bouteille et, dans la bouteille, toute la mémoire de la mer.
 
 
François David
La bouteille à la mère
Paris, Syros Jeunesse, 2004