Une question d’honneur

Une question d´honneur

 

On apprécie les professeurs brillants, mais on éprouve de la reconnaissance envers ceux qui ont fait vibrer nos cordes sensibles. Le diplôme est un document nécessaire, mais la chaleur est un élément combien plus essentiel à la plante qui grandit et à l’âme d’un enfant.
 
Carl Jung
 
 
     Depuis le jardin d’enfance, le personnel de l’école élémentaire a pu constater tout le mal causé par l’alcoolisme de ma mère.
     Au début, mes professeurs me questionnaient gentiment sur mes vêtements usés à la corde, sur la mauvaise odeur que je dégageais, sur les innombrables bleus et brûlures sur mes bras, et ils se demandaient pourquoi je cherchais de la nourriture dans les contenants à déchets.
     Un jour, mon professeur de deuxième année, Mme Moss, a demandé une rencontre avec le directeur de l’école et l’a supplié de faire quelque chose pour m’aider. À reculons, le directeur a accepté d’intervenir. Le matin suivant, maman et le directeur étaient en réunion privée. Je n’ai jamais revu Mme Moss.
 
     Immédiatement après, les choses ont empiré. On m’a forcé à vivre et à dormir dans le garage, on m’a ordonné d’accomplir des corvées d’esclaves, et on ne me donnait de la nourriture que si je satisfaisais dans les délais à toutes les exigences de maman. Ma mère avait même changé mon nom, de «David» à «Chose», et menaçait de punir mes frères s’ils tentaient de me refiler de la nourriture, d’utiliser mon vrai nom, ou même de me regarder.
     Le seul temps où j’étais en sécurité, c’était avec mes professeurs. Ils semblaient toujours faire de nombreux efforts pour que je me sente comme un enfant normal. Je chérissais chaque mot quand un de mes professeurs me faisait des compliments. Si l’un d’eux me frôlait quand il ou elle se penchait pour vérifier mon travail, je humais leur parfum ou leur lotion après rasage.
     Pendant les fins de semaine, assis sur mes mains dans le garage et grelottant de froid, j’utilisais mon arme secrète. Je fermais les yeux, prenais une grande respiration et essayais de m’imaginer le visage de mon professeur. Ce n’était qu’après avoir visualisé son sourire que je commençais à me réchauffer intérieurement.
 
     Mais des années plus tard, un vendredi après-midi, j’ai perdu le contrôle et je suis sorti de ma classe de cinquième année en coup de vent. J’ai couru aux toilettes, frappé mes petits poings rouges contre les tuiles et j’ai éclaté en sanglots interminables. J’étais très frustré parce que, depuis des mois, je ne pouvais plus voir mes sauveteurs dans mes rêves. Je croyais désespérément que leur force m’avait maintenu en vie d’une certaine façon. Mais maintenant, avec aucune force intérieure sur laquelle m’appuyer, je me sentais déprimé et seul.
     Plus tard cet après-midi-là, alors que mes compagnons de classe quittaient l’école à toute vitesse pour retourner chez eux ou aux terrains de jeux, je me suis lancé un défi et j’ai regardé dans les yeux le titulaire de ma classe, M. Ziegler. L’espace d’un éclair, j’ai su qu’il ressentait mon immense douleur. Peu après, j’ai baissé les yeux, incliné la tête en signe de respect, et je suis parti, espérant une sorte de miracle.
 
     Quelques mois plus tard, mes prières ont été exaucées. Quatre professeurs, l’infirmière de l’école et le directeur ont décidé ensemble d’avertir les autorités. En raison de mon état, on m’a immédiatement placé sous protection. Mais avant de partir, tout le personnel, un à un, m’a pris dans ses bras. Je savais par leur regard qu’ils avaient peur. J’ai repensé tout à coup au sort de Mme Moss. Je voulais courir loin et disparaître. À mes yeux, l’enfant qu’on appelait «Chose», moi, ne valait pas toute cette peine.
     Comme toujours, mes sauveurs ont ressenti mon angoisse et m’ont serré très fort, espérant former un bouclier invisible afin de me protéger de tout danger. Chaque fois qu’un corps chaud m’étreignait, je fermais les yeux et j’essayais de fixer ce moment pour l’éternité. Alors que mes paupières étaient serrées, j’ai entendu un de mes enseignants murmurer doucement :
     «Quel que soit le résultat, quoi qu’il nous arrive, c’est quelque chose que nous devions faire. Comme enseignants… Si nous pouvons améliorer la vie d’un enfant… C’est là le vrai sens de notre profession.»
     Après la tournée des adieux, je me tenais là, paralysé. Jamais, dans ma vie, je n’avais ressenti un tel débordement d’émotions à mon endroit. Pleurant à chaudes larmes, j’ai promis au personnel de l’école primaire que je ne les oublierais jamais et que je ferais de mon mieux pour qu’ils soient fiers de moi un jour.
 
     Depuis ma délivrance, il ne s’est pas passé une journée sans que je pense à mes sauveurs. Presque vingt ans après, jour pour jour, je suis retourné à l’école primaire et j’ai offert à mes professeurs les tout premiers exemplaires de mon premier livre, Un enfant appelé «Chose», que je leur ai dédié, et qui a été publié au vingtième anniversaire de mon sauvetage. Ce soir-là, mes professeurs étaient assis dans la première rangée d’un auditorium rempli à capacité, pendant que je réalisais le rêve de ma vie : faire en sorte que mes professeurs se sentent spéciaux. Je les ai regardés, des larmes coulant sur leur visage, et j’ai dit :
 
     «Enfant, j’ai appris que les enseignants n’ont qu’un seul but : changer la vie d’un enfant. Dans mon cas, quatre professeurs, l’infirmière de l’école et mon directeur ont lutté et ont mis leur carrière en jeu pour sauver la vie d’un enfant appelé « Chose ». Je ne peux pas oublier, et je n’oublierai jamais leur courage et leur conviction. Il y a vingt ans, j’ai fait une promesse à mes professeurs. Ce soir, je renouvelle mon serment. Pour moi, ce n’est pas une question de respecter une promesse envers ceux qui ont changé ma vie. C’est simplement une question d’honneur.»
 
Dave Pelzer