Vole, bel aigle, vole !

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Un conte africain

 

Préface de l’archevêque Desmond Tutu
Vole, bel aigle, vole ! est une adaptation charmante et originale d’un conte africain que l’on attribue à un Ghanéen, James Kwegyir Aggrey, aussi connu sous le nom d’Aggrey d’Afrique.
Combien de fois avons-nous pensé que nous étions des poulets dont le sort était d’être voués à une vie terrestre aux horizons limités, alors que notre destin est bien plus noble. Son essence est divine. Nous ne sommes pas voués à une existence terrestre et monotone, mais à un avenir vraiment glorieux : nous ne sommes pas de simples poulets, mais des aigles destinés à s’élever à des hauteurs sublimes. Nous sommes faits pour la liberté, la joie, la bonté, l’amour et l’éternité, en dépit des apparences… Nous devons nous efforcer de devenir ce que nous sommes appelés à être : nous devons regarder le soleil se lever et nous élever jusqu’à lui.

 

 ♣♣♣

 

Un matin, un fermier partit à la recherche d’un veau qui s’était égaré. La veille, les petits garçons qui gardaient le troupeau étaient rentrés au village sans lui. Or, cette nuit-là, il y avait eu un terrible orage.
Le fermier partit dans la vallée en quête du veau. Il le chercha près de la rivière. Il le chercha parmi les roseaux, derrière les rochers et au milieu des flots impétueux.
Il gravit la colline, traversa de sombres forêts touffues et poursuivit sa marche le long des sentiers boueux suivis par le bétail.
Il chercha parmi les chaumes dont les hautes tiges le dépassaient. Il escalada les pentes de la grande montagne, dont les versants rocheux se dressaient jusqu’au ciel. Ce faisant, il ne cessait d’appeler le veau dans l’espoir que celui-ci l’entendrait, mais aussi parce qu’il se sentait seul. Ses cris étaient répercutés par l’écho. En bas, dans la vallée, la rivière grondait.
Il franchit un ravin, pensant que le veau s’y serait réfugié pour échapper à l’orage. Arrivé de l’autre côté, il s’arrêta soudain. Sur une saillie rocheuse, à portée de main, il vit quelque chose de tout à fait inhabituel : un petit, tout petit aiglon. Il avait dû sortir de son œuf un ou deux jours auparavant, puis être emporté loin de son nid par le vent violent.
Il l’attrapa, l’abrita au creux de ses mains et décida de le ramener chez lui pour s’en occuper. Sur le chemin du retour, il continua d’appeler le veau encore et encore.
Il était presque arrivé lorsqu’il vit ses enfants accourir à sa rencontre en criant : « Le veau est rentré tout seul ! »
Il en fut bien sûr très content… Il montra le petit aiglon à sa femme et ses enfants, puis le déposa au chaud dans la cuisine, au milieu des poules et des poussins, sous l’œil attentif des coqs.
« L’aigle est le roi des oiseaux, dit-il, mais nous l’élèverons comme s’il s’agissait d’un poussin. »
L’aigle se mit ainsi à vivre parmi les poulets, en les imitant. Plus tard, les enfants du fermier montrèrent l’étrange oiseau à leurs amis. En grandissant, ce dernier était devenu très différent des poulets, même s’il picorait toujours avec eux.

 

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Un beau jour, un ami du fermier vint lui rendre visite. Les deux hommes étaient assis sur le seuil de la hutte et fumaient leur pipe quand l’ami du fermier aperçut l’oiseau. Il s’écria : « Mais c’est un aigle ! »
Le fermier le regarda en souriant et lui dit : « Pas du tout ! C’est un poulet ! Regarde : il marche comme un poulet, il piaule comme un poulet, il se nourrit comme un poulet. Il pense comme un poulet. C’est un poulet, cela ne fait aucun doute. »
Son ami n’était pas convaincu. « Je vais te montrer qu’il s’agit bien d’un aigle, lui dit-il.
— Vas-y, montre-moi », répondit le fermier.
 
Les enfants du fermier aidèrent son ami à attraper l’oiseau. L’aigle était assez lourd mais l’ami du fermier le souleva au-dessus de sa tête en lui disant : « Tu n’es pas un poulet, mais un aigle. Tu n’appartiens pas à la terre, mais au ciel. Vole, bel aigle, vole ! »
L’oiseau déploya ses ailes comme le fermier et sa famille l’avaient déjà vu faire auparavant. Puis il regarda autour de lui, aperçut les poulets en train de se nourrir et se posa par terre pour picorer avec eux.
« Je t’avais bien dit que c’était un poulet », dit le fermier en éclatant de rire.
Le jour suivant, l’ami du fermier revint.
« Mon ami, dit-il, je te prouverai qu’il s’agit bien d’un aigle. Apporte-moi une échelle. »
Portant le gros oiseau sous son bras, il se hissa non sans difficulté sur le toit de chaume glissant de la plus haute hutte. Le fermier se mit à rire de plus belle. « Il se nourrit comme un poulet. Il pense comme un poulet. C’est un poulet. »
L’ami, se tenant tant bien que mal sur le toit de la hutte, saisit la tête de l’aigle et la tourna vers le ciel en disant : « Tu n’es pas un poulet, mais un aigle. Tu n’appartiens pas à la terre mais au ciel. Vole, bel aigle, vole ! »
L’oiseau déploya de nouveau ses ailes. Il fut saisi d’un tremblement et écarta ses serres, qui étaient agrippées à la main de l’homme.
« Vole, bel aigle, vole ! » cria de nouveau celui-ci.
Mais l’oiseau lui échappa, glissa le long du toit de chaume et atterrit au milieu des poulets.
Les rires fusèrent.

 

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Le jour suivant, bien avant l’aube, les chiens du fermier se mirent à aboyer. Dehors, dans l’obscurité, une voix retentit. Le fermier se précipita vers la porte. C’était encore son ami. « Donne-moi une dernière chance, le pria ce dernier.
— Sais-tu l’heure qu’il est ? L’aube n’est pas encore levée. As-tu perdu la tête ?
— Viens avec moi. Attrape l’oiseau. »
Bien que réticent, le fermier alla dans la cuisine, enjamba ses enfants qui dormaient sur le sol, saisit l’oiseau qui s’était assoupi au milieu des poulets, et le tendit à son ami. Les deux hommes se mirent en route et disparurent dans l’obscurité.
« Où allons-nous ? demanda le fermier d’une voix ensommeillée.
— Dans les montagnes où tu as trouvé l’oiseau.
— Et pourquoi à une heure pareille ?
— Pour que notre aigle puisse voir le soleil se lever au-dessus de la montagne et le suive dans le ciel auquel il appartient. »
Ils se rendirent dans la vallée et franchirent la rivière ; l’ami du fermier ouvrait le chemin. Lourd et de grande taille, l’oiseau était difficile à porter, mais il insistait pour le garder dans ses bras.
« Dépêchons-nous, dit-il, sinon l’aube se lèvera avant que nous soyons arrivés. »
La première lueur apparut dans le ciel lorsqu’ils commencèrent à gravir la montagne. Plus bas, ils pouvaient voir la rivière serpenter tel un long ruban fin à travers les prairies dorées et la forêt, pour aller se jeter dans la mer. Dans le ciel, les nuages, d’abord roses, prirent une teinte dorée.
Parfois, le chemin à flanc de montagne était dangereux ; ils devaient passer par d’étroites saillies rocheuses et se faufiler à travers de sombres crevasses. Ils étaient essoufflés, surtout l’ami du fermier qui portait l’oiseau.
Ce dernier dit enfin : « Arrêtons-nous ici. »
Il regarda en bas et vit le sol loin, très loin au-dessous d’eux.
Ils étaient presque arrivés au sommet de la montagne.
L’ami du fermier installa doucement l’oiseau sur un aplomb rocheux. Il le posa sur le sol face à l’est et se mit à lui parler.
Avec un petit rire, le fermier dit : « Il ne peut pas te comprendre, ce n’est qu’un poulet. »
Mais son ami continua, parlant à l’oiseau du soleil, lui expliquant comment il donne vie à toute chose, comment il règne dans les cieux, offrant à chaque jour sa lumière.
« Regarde le soleil, bel aigle. Et lorsqu’il s’élèvera, élève-toi avec lui. Tu appartiens au ciel, non à la terre. »
 
À cet instant, les premiers rayons apparurent au-dessus de la montagne, et le monde s’embrasa. L’astre doré s’éleva majestueusement, les éblouissant.
L’oiseau déploya ses ailes comme pour saluer le soleil et sentit la chaleur de cette source de vie sur ses plumes… Le fermier se taisait. Son ami répéta à l’oiseau : « Tu n’appartiens pas à la terre, mais au ciel. Vole, bel aigle, vole ! »
Puis il fit un pas en arrière pour rejoindre le fermier.
Tout n’était que silence. Rien ne bougeait. L’aigle dressa la tête, ouvrit largement ses ailes et tendit ses pattes, ses serres crispées sur le bord du rocher.
Enfin, sans bouger réellement, comme attiré par un vent plus puissant que tout homme ou tout oiseau, il se pencha en avant et fut emporté vers le haut, toujours plus haut.
Il disparut dans l’éclat du soleil levant, pour ne plus jamais revenir parmi les poulets.

 

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Christopher Gregorowski ; Niki Daly
Vole, bel aigle, vole !
Paris, Gautier-Languereau, 2000
(Adaptation)