Tout est dans la manière de jouer

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     Dans l’Indiana, lors d’un match de baseball des ligues mineures qu’il arbitrait, Donald Jenson reçut sur la tête un bâton qui avait glissé des mains d’un frappeur. Jenson continua d’arbitrer, mais il dut plus tard se rendre à l’hôpital sur recommandation du médecin. C’est pendant la nuit qu’il y passa sous observation qu’il écrivit cette lettre.
 

 

     Chers parents d’un jeune joueur de baseball,
 
     Je suis arbitre. Ce n’est pas mon gagne-pain, mais un moyen de me détendre la fin de semaine.
     J’ai tout fait en matière de baseball : joueur, entraîneur, spectateur. Mais rien ne vaut le rôle d’arbitre. Peut-être parce que j’ai l’intime conviction de donner une chance égale à tous les enfants de pratiquer ce sport dans l’harmonie.
     Malgré tout le plaisir que j’en retire, il y a quelque chose qui me dérange dans ce travail… Certains d’entre vous comprennent mal la nature de mon rôle. Vous, les parents, croyez parfois que je suis là pour exercer une autorité sur votre enfant. Il vous arrive même de crier après moi lorsque je commets une erreur, ou d’encourager vos enfants à me dire des paroles blessantes.
     Combien d’entre vous comprennent réellement que j’essaie d’être parfait ? Je m’efforce de ne faire aucune erreur. Je ne veux pas que votre enfant se sente victime d’une mauvaise décision de l’arbitre. Toutefois, malgré tous mes efforts, je ne peux pas être parfait. Une fois, j’ai compté les décisions que j’avais prises au cours d’un match de six manches. En comptant les balles, les prises, les joueurs retirés et les joueurs saufs, j’avais rendu un total de 146 décisions.
     Durant ce match, j’avais fait de mon mieux pour toujours prendre la bonne décision, mais je m’étais sûrement trompé à quelques reprises. En calculant sur papier mon pourcentage de réussite, j’ai découvert que pour 8 décisions peut-être erronées, j’avais pris de bonnes décisions dans une proportion de 95%. Dans la plupart des professions, un tel pourcentage serait synonyme d’excellence. Si j’étais à l’école, j’obtiendrais certainement un « A ».
     Or, vos attentes sont si élevées… Par conséquent, laissez-moi vous décrire le match que j’ai arbitré aujourd’hui.
     L’issue du match s’est décidée sur un jeu serré. Un joueur de l’équipe locale posté au troisième but a voulu profiter d’une balle passée pour essayer de voler le marbre. Le receveur a récupéré la balle et l’a relayée au lanceur qui couvrait le marbre. Le lanceur a touché le coureur, que j’ai déclaré retiré. Alors que je ramassais mon équipement et m’apprêtais à partir, j’ai entendu ce commentaire d’un parent qui avait assisté au match : « Dommage que nos enfants aient perdu à cause d’un arbitre pourri. Il a pris une des plus mauvaises décisions que j’aie vues. » Peu après, j’ai surpris une conversation entre enfants. « Les gars, les arbitres ont été tellement mauvais ; c’est leur faute si on a      perdu », a dit l’un d’entre eux.
 
     Les ligues mineures ont pour mission d’enseigner le baseball aux enfants. De toute évidence, lorsque les joueurs d’une équipe jouent mal pendant un match et qu’on leur donne l’occasion de blâmer l’arbitre pour justifier leur défaite, on leur permet ainsi de se décharger de la part de responsabilité qui leur revient. Quelle que soit la compétence de l’arbitre, le parent ou l’adulte en charge qui laisse un jeune joueur blâmer l’arbitre pour ses propres échecs, lui rend un très mauvais service. Plutôt que d’apprendre à l’enfant à assumer les conséquences de ses actes, cette attitude l’amène à se faire une conception erronée des idéaux mêmes que le sport véhicule. Et cette irresponsabilité risque de se perpétuer plus tard dans sa vie.
 
     Pendant que j’écris cette lettre, je ne sens plus la colère que je ressentais après le match d’aujourd’hui. Cet après-midi, je ne voulais plus arbitrer. Heureusement, ma femme m’a rappelé un autre événement survenu la semaine dernière.
     J’étais en position derrière le marbre, et le lanceur devant moi manifestait son mécontentement chaque fois qu’une décision serrée n’était pas en faveur de son équipe. On aurait dit qu’il voulait convaincre les spectateurs qu’il était un bon joueur talentueux faisant de son mieux pour que ça aille bien, et que j’étais le vilain au cœur de pierre qui s’opposait à lui. Ce jeune lanceur a poursuivi son petit manège pendant deux manches, sans se gêner pour engueuler ses propres coéquipiers qui avaient le malheur de commettre une erreur. Son instructeur observait tout. Au milieu de la troisième manche, profitant que son équipe était au bâton, l’instructeur prit son jeune lanceur à l’écart.
     D’une voix forte que j’ai clairement entendue, l’instructeur l’a sermonné : « Écoute, mon gars, il faut que tu prennes une décision : ou bien tu es un arbitre, ou un comédien, ou un lanceur. Mais tu ne peux pas tout être à la fois si tu joues pour moi. Présentement, ton travail consiste à lancer et, à vrai dire, tu lances très mal aujourd’hui. Laisse la comédie aux comédiens et l’arbitrage aux arbitres, ou alors je trouve un autre lanceur. Bon, qu’est-ce que tu choisis ? »
 
     Inutile de préciser que le jeune a choisi de lancer.
     Son équipe a d’ailleurs remporté la victoire.
     Une fois le match terminé, il m’a suivi jusqu’à ma voiture. S’efforçant de contenir ses larmes, il s’est excusé pour son comportement et m’a remercié d’avoir arbitré la partie. Il m’a dit aussi qu’il avait appris une leçon qu’il n’oublierait pas de sitôt.
 
     Je ne peux m’empêcher de penser… à tous ces bons garçons pleins de talent qui ratent leur chance de devenir d’excellents joueurs parce que leurs parents les encouragent à jouer à l’arbitre plutôt qu’à travailler fort pour jouer comme il se doit.

 

     Le matin suivant, Donald Jenson mourut des suites d’une commotion cérébrale.
 

 

Danny Warrick
Jack Canfield et Mark Victor Hansen
Un 3e Bol de Bouillon de Poulet pour l’Âme
Montréal, Éditions Sciences et Culture, 1997