Nulle part ailleurs

 

NPA1

 

Un émigré qui parle de « la malédiction des deux pays » … de l’idéalisation du pays d’origine lorsqu’on subit des déceptions au pays d’accueil : « ce n’est jamais aussi bien que chez soi. »
Mais un jour, bien longtemps après, déjà âgé, il retourne là où il est né.
Et il comprend que ce n’est plus l’endroit nostalgique qu’il gardait en mémoire…
Le « vieux pays » n’existe plus que dans son imagination.
 
 
 
 
      Le béton peint en vert devant la maison, qui au premier abord pouvait sembler une façon originale de ne plus avoir à entretenir de pelouse, présentait aujourd’hui un aspect des plus déprimants. L’eau chaude arrivait à l’évier de la cuisine comme si elle avait dû parcourir des kilomètres pour y parvenir, avec de sérieuses réticences en prime, et parfois de couleur brunâtre. La plupart des fenêtres n’ouvraient pas assez bien pour que les mouches puissent sortir. D’autres fermaient si mal qu’elles ne pouvaient les empêcher d’entrer. Les arbres fruitiers plantés récemment avaient dépéri dans le sol sablonneux d’une arrière-cour en plein soleil et avaient été laissés sur place telles de frêles stèles sous les cordes à linge lâches, petit cimetière de toutes les désillusions. Il semblait impossible de dénicher les denrées que l’on désirait, ou d’apprendre comment demander correctement les choses les plus simples. Les enfants s’exprimaient rarement autrement que pour se plaindre.
      — Nulle part ailleurs… il n’y a pas pire pays au monde, protestait incessamment leur mère, que personne n’éprouvait le besoin de contredire.
      Une fois les traites payées, il ne restait pas d’argent pour les travaux.
      — Les enfants, il faut que vous aidiez plus votre mère, répétait leur père.
      Et cela signifiait dénicher l’arbre de Noël en plastique le moins cher et le ranger momentanément dans les combles, sous le toit. Voilà au moins une chose que l’on attendait avec impatience, et les enfants passaient le mois suivant à fabriquer leurs propres décorations, réalisant des découpages et des pliages en papier tout à fait ravissants, assis par terre, au milieu du salon, et y attachant de petits bouts de fil. Pendant ce temps-là, ils ne pensaient plus à la chaleur accablante ni à tous les problèmes qu’ils avaient à l’école.
      Mais le jour où ils montèrent chercher l’arbre de Noël, ils le découvrirent collé aux poutres : il avait fait si chaud dans les combles que l’arbre avait purement et simplement fondu.
      — Il n’y a pas pire pays au monde, maugréa leur mère.
 
      Toutefois, comme il restait quelques branches à récupérer sur l’arbre, les enfants entreprirent de le décoller en grattant avec des couteaux à bout rond. Le plus jeune d’entre eux se trouvait à l’endroit le plus fragile du plancher, lorsque son pied passa à travers. Quelle catastrophe ! Tout le monde cria en agitant les bras : ils se précipitèrent pour voir les dégâts par en dessous. Le trou devait être tel qu’il faudrait une fortune pour le faire réparer. Mais ils ne virent rien du tout. Immensément troublés, ils inspectèrent toutes les pièces : le plafond était partout intact, sans le moindre trou. Ils remontèrent dans les combles pour vérifier l’endroit exact à travers lequel le pied était passé : très vraisemblablement au-dessus de la buanderie ou de la cuisine. C’est alors que leurs narines furent frappées par un parfum d’herbe, de pierre fraîche et de sève qui flottait dans le grenier. Ils examinèrent de plus près le trou les uns après les autres… Il donnait dans une autre pièce, une pièce qu’ils ne connaissaient pas, une pièce improbable, située quelque part au milieu des arbres. En outre, on aurait dit qu’elle se trouvait à l’extérieur de la maison.
 
      Voilà comment la famille a découvert ce qui allait s’appeler par la suite « la cour intérieure ». Elle ressemblait en réalité davantage au jardin d’un antique palais, avec des arbres beaucoup plus vieux qu’ils n’en avaient jamais vu. Les murs ornés de fresques étaient anciens ; plus ils les regardaient, plus les membres de la famille retrouvaient des éléments de leur propre vie dans ces étranges allégories aux couleurs pâlies. L’ordre des saisons, dans leur cour intérieure, était inversé : en ce moment, c’était l’hiver en plein été ; plus tard, ils profiteraient pleinement du soleil durant la période la plus froide et la plus humide de l’année. Ils avaient un peu l’impression d’être de retour dans leur pays d’origine, mais quelque part ailleurs aussi, dans un lieu complètement différent… Et ils auraient l’occasion d’y repenser souvent lorsque d’intempestifs pétales flotteraient dans l’air, durant les douces soirées.
      Cela devînt leur sanctuaire privé. Ils s’y rendaient au moins deux fois par semaine pour y pique-niquer, apportant ce dont ils avaient besoin en traversant le grenier et en descendant par une échelle installée en permanence. Ils ne ressentaient aucun besoin de chercher un sens à tout cela, et se contentaient d’accepter cet « état de fait » avec gratitude. Il fut décidé que la cour intérieure serait une sorte de petit secret familial, bien que ce ne fût jamais dit explicitement ; cela semblait la seule chose intelligente à faire. Il y avait également le sentiment qu’il était absolument impossible d’en parler à qui que ce soit.
 
      Un jour, cependant, la mère fut troublée par la remarque anodine d’une vieille dame grecque. Elles étaient en train de bavarder, de part et d’autre de la clôture en étendant leur linge, quand la voisine dit :
      — En général, ici, nous faisons nos grillades dans la cour intérieure, une fois qu’on a réussi à faire passer le barbecue dans le grenier, bien sûr !
      Et elle partit d’un grand rire. Tout d’abord, la mère crut qu’elle n’avait pas bien entendu mais, lorsqu’elle eut décrit sa cour intérieure à la vieille dame, celle-ci sourit et hocha la tête.
      — Oui, oui, toutes les maisons d’ici en ont une, quand on parvient à la trouver. C’est très curieux, savez-vous, parce que cela n’existe nulle part ailleurs. Nulle part ailleurs…
 
 
 
 
Shaun Tan
Contes de la banlieue lointaine
Paris, Gallimard Jeunesse, 2009