Le plus grand de tous les hommes

    
     Autrefois, dans un immense empire s’étendant au-delà des mers, vivait un grand roi redouté. Personne ne pensait qu’il pouvait régner un monarque plus puissant ou plus riche. Le roi lui-même finit par croire qu’il n’existait pas sur terre un homme capable de surpasser sa grandeur. Le souverain fit proclamer que, dorénavant, tout le monde l’appellerait : « Son invincible magnificence grandissime immensité infinie resplendissante Majesté ». Et il ordonna aux gardes d’arrêter quiconque ne le nommerait pas ainsi.
     Un jour, le capitaine des gardes se présenta devant lui. Mettant un genou à terre, il lui dit :
     ― Oh, invincible magnificence grandissime immensité infinie resplendissante Majesté, nous avons ici un homme qui refuse de vous appeler ainsi.
     ― Amenez-le-moi, ordonna le roi.
     Les gardes lui amenèrent un vieil homme.
     ― Qui es-tu ? lui demanda le roi.
     ― Je ne suis qu’un vieux marchand. Je vis avec ma femme dans une petite maison en haut de la montagne, répondit le vieil homme.
     ― Et qui suis-je ? lui demanda le roi en le regardant sévèrement dans les yeux.
     ― Vous êtes le roi, dit calmement le vieux marchand.
     ― Non ! cria le roi en tapant de son poing sur le trône. Je suis l’invincible magnifique grandissime immensité, infiniment resplendissante, très extraordinaire, absolument unique Majesté !
     ― Sire, répondit le vieil homme, vous êtes en vérité un grand roi, mais je ne vois pas ce que vous avez de si…
     Le roi, furieux, le fit jeter en prison. Un an plus tard, le vieux marchand fut libéré et retourna chez lui. Quelques jours après, les gardes l’amenèrent à nouveau devant le roi :
    ― Cet homme refuse toujours de vous appeler correctement, oh invincible magnificence grandissime immensité infinie resplendissante et plus que jamais unique Majesté !
     ― Jetez-le en prison, dit le roi. Il finira bien par apprendre.
     Le vieil homme fut relâché au bout de deux ans. Le roi, ne pouvant croire que l’homme refuserait encore de l’appeler par son titre, décida d’épier lui-même les paroles du vieux marchand. Une nuit, il se rendit furtivement chez le vieillard. En arrivant, il entendit par une fenêtre ouverte le vieil homme s’entretenir avec sa femme. Celle-ci se plaignait amèrement du roi.
     ― Paix, ma femme, lui répondit alors le vieil homme. Il est vrai que notre roi est parfois enclin à la colère, mais nous devons le lui pardonner. Depuis qu’il nous gouverne, la paix règne dans le pays. La population mange à sa faim, il garde les impôts à un taux raisonnable. Te souviens-tu qu’il a distribué plusieurs de ses domaines à des centaines de paysans afin qu’ils puissent posséder leur propre lopin de terre ? Oui, vraiment, nous avons infiniment de chance. Puisse-t-il vivre longtemps, entouré par l’amour et le respect de tous !
     Le roi, en entendant les paroles élogieuses du vieux marchand, fut saisi de terribles remords. Il entra dans leur maison et s’agenouilla devant le vieux couple, leur demandant pardon de leur avoir causé du tort. Le vieil homme s’inclina alors profondément devant lui et dit :
     ― Je suis très heureux de voir son invincible magnificence grandissime immensité infinie resplendissante Majesté.
     ― Et extraordinairement gigantesque, lui souffla tout bas sa femme.
     Le roi, surpris, lui demanda :
     ― Pourquoi, mon ami, m’appelles-tu maintenant ainsi, alors que je t’ai injustement emprisonné pour n’avoir pas prononcé ces mêmes paroles ?
     ― Majesté, lui répondit le vieil homme, seul le plus grand d’entre tous les hommes sait reconnaître ses fautes et demander humblement pardon. Aujourd’hui, vous méritez vraiment toute la reconnaissance de votre grandeur.
     Lorsque le roi retourna dans son palais, il prit des dispositions pour que le vieux couple ne manque jamais de rien et ordonna d’annuler le décret qui le nommait ……… comment déjà ?
 
 
Johanna Marin Coles ; Lydia Marin Ross
L’Alphabet de la Sagesse
Paris, Albin Michel Jeunesse, 1999