L’horloge de Grand-mère

 

 

 

    Chez Grand-mère, dans l’entrée, il y a une grande horloge mais elle ne marche pas. Les aiguilles ne bougent jamais sur son grand cadran.
    Une fois, j’ai ouvert la porte de l’horloge pour voir ce qui n’allait pas, mais il n’y avait rien à l’intérieur à part un parapluie, une canne et le portrait d’un roi avec un monocle.
    « Il faudrait réparer l’horloge », ai-je dit.
    « Pourquoi ? » a dit Grand-père. « Elle donne l’heure exacte deux fois par jour.»
    « Pourquoi ? » a dit Grand-mère. « J’ai déjà tellement d’horloges pour me donner l’heure. »
    Il n’y a qu’une seule horloge chez Grand-mère, je le savais bien.
    « Où sont-elles ? » ai-je demandé.

 

    « Quand j’écoute mon cœur qui bat, j’entends passer les secondes. Si les choses qui nous arrivent nous passionnent et nous excitent, elles passent beaucoup plus vite, tu as remarqué ? »
    « Les instants sont bien plus courts que les secondes. Le temps d’un battement de cils, et les voilà partis. »
    « Une minute, c’est le temps qu’il faut pour penser à quelque chose et le transformer en mots. En deux minutes, je lis une page de mon livre.»
    « Une heure, c’est le temps que met l’eau du bain pour refroidir, le temps qu’il faut à ton grand-père pour lire son journal… »
    « …le temps que nous prenons toutes les deux quand nous allons promener le chien. »

 

    « Le matin, je peux deviner l’heure à l’ombre qui raccourcit au pied du magnolia. Quand elle s’allonge à nouveau, je sais que la journée est près d’être finie. »
    « Chaque matin, les oiseaux me réveillent de leur chant matinal. »
    « Chaque soir, je regarde par la fenêtre et je vois les lumières dans les autres maisons, qui clignotent et font signe aux bateaux attardés : rentrez-vite, c’est l’heure de dîner, rentrez-vite, c’est l’heure de se coucher. »
    « Quand ta maman vient t’embrasser dans ton lit, toi aussi tu sais que la journée est finie. »

 

    « Mais comment sais-tu quel jour on est ? » ai-je demandé à Grand-mère.
    « Ça aussi, c’est facile », a-t-elle répondu.
    « Le lundi, l’odeur du pain frais s’échappe par les fenêtres ouvertes. »
    « Le mardi, les chalutiers rentrent au port. »
    « Le mercredi, les enfants ont congé l’après-midi. »
    « Le jeudi, les éboueurs vident les poubelles. »
    « Le vendredi, dans le train, les visages sont tout gris. »
    « Je sais toujours quand la semaine se termine, car tout ralentit. Le samedi, on a le temps de jouer. »
    « Et le dimanche, les familles comme la nôtre se retrouvent. C’est pour cela que le dimanche est mon jour préféré. »

 

 

    « En une semaine, il s’est déposé assez de poussière sur la grande horloge pour qu’elle ait besoin d’un coup de chiffon. »
    « En l’espace d’un mois, la lune croît et décroît. Elle grandit petit à petit dans le ciel assombri, tissant nuit après nuit son doux cocon doré. Les marées elles aussi rythment le temps. Elles sont influencées par la lune. »

 

    « Les saisons, c’est facile, bien sûr. Le printemps voit les floraisons, l’été, les vagues de chaleur, l’automne, les arbres qui s’enflamment et l’hiver, ces jours nimbés de givre où ton haleine fume comme celle d’un dragon. »
    « Quant aux années », dit Grand-mère d’une voix triste, « je peux facilement en connaître le nombre en comptant mes cheveux gris et les rides sur mon visage. Et aussi en voyant ta tête se rapprocher de la mienne. »

 

« Une vie, on peut la mesurer de bien des façons : en anniversaires, en amis, en choses que l’on possède ou dont on se souvient. Mais quand on a la chance, comme nous, d’avoir un petit-fils ou une petite-fille, on sait que le temps a bouclé sa boucle. »
    « Pour mesurer les siècles, eh bien, nous avons les éclipses de lune, de soleil, et la course des comètes. Dans l’univers, tout tourne comme les aiguilles d’une horloge. Ensuite, nous avons les étoiles… »

 

 

    À ces mots, Grand-mère a fermé les yeux un long moment. Ce n’était pas un simple battement de cils.
    « Ce que disent les étoiles », a repris Grand-mère, « c’est que le Temps est tellement grand qu’aucune montre, aucune horloge ne peut le contenir tout entier, pas même la grande horloge de l’entrée… »
    « Pourtant, tu en as tout de même besoin, de la grande horloge », ai-je dit à Grand-mère.
    Grand-mère a soupiré.
    « Pourquoi ça ? » a-t-elle dit.
    « Et bien…
    …si tu ne l’avais pas, où mettrais-tu ton parapluie, alors ? Et la canne de Grand–père, et le portrait du roi avec son monocle ? »
 
 

 

 

Geraldine McCaughrean ; Stephen Lambert
L’horloge de Grand-mère
Namur, Mijade, 2003