Lieu d’enfance

 

    Ce jardin est un vrai lieu de merveilles !
    À l’abri, il y a des toiles d’araignées.
   Si grandes et transparentes, qu’elles font penser à une nappe brodée d’immenses vides…
   La mousse pousse à côté de la grande roue, et le ciel semble vert, un vert habillé par le feuillage du plus grand noyer qu’il y a sur terre… Parce qu’ici, en toute vérité, le plus grand miracle de la nature c’est ce noyer qui y habite depuis l’éternité.
   Mais dans ce jardin il y a encore un autre miracle, quelqu’un que j’aime bien et que je ne me lasserai jamais de regarder : une vieille dame, la propriétaire de ce petite jardin secret.
     Une vieille dame qui a fêté ses cent ans de vie. Cent ans ! Pour de vrai !
   Au printemps, quand le temps devient plus doux, aux premières heures où les abeilles, les papillons et les hirondelles volent joyeusement, sa fille, qui est également très âgée, prend une petite chaise, et la place au pied du noyer. Elle y assoit la vieille dame de cent ans, et on ne sait jamais très bien si elle est éveillée ou si elle dort…
 
   À l’école, la cloche sonne et tout le monde part en récrée.
   Je sors en courant et je regarde… Je ne me lasse jamais !
   Un joli chien lèche les mains de la petite vieille et elle lui sourit.
   Mais elle ne dit rien, elle ne fait que caresser son museau.
   Autour d’eux, gais et multicolores, des oiseaux s’envolent dans le doux parfum des orangers en fleur.
   Alors, je m’assois sur la grande pierre de l’étang.
   Je m’assois et je regarde la vieille dame.
   Je la regarde, encore et encore : on dirait une racine ! On plutôt une petite poupée… ou un tronc qui attend, paisiblement, la naissance des premiers bourgeons… Que de saisons a-t-elle vues ! Que de guerres et de paix… Combien de gens, de champs en feu, de cris, combien de mémoires… La vieille dame a vu naître le blé et le pavot, a vu ramasser les olives et faire de l’huile, elle a entendu les chants joyeux et tristes des paysans… Ce qu’elle a vécu…
 
   Au tout début des temps, elle me ressemblait : c’était une petite fille comme moi.
   Mais elle n’a jamais fréquenté l’école parce qu’avant, ici, il n’y avait pas d’école : rien que des champs à perte de vue et des arbres. Des forêts et des marécages…
   Je suis sûre qu’elle a vu naître le noyer. Elle l’a vu grandir, porter ses fruits, se plier sous le poids des feuilles et des oiseaux… Elle a caressé la terre, elle a semé la coriandre, le chou, la laitue, elle a planté des fleurs, élevé des poules, elle a vu naître des poussins, des veaux, elle a eu des enfants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants… Et, aujourd’hui, enfin, la vieille dame prend son repos ici, sous cette ombre fraîche, après ses cent ans d’histoire. Parfois, elle joue avec ses mains, et ses doigts bien menus ressemblent à des racines !
 
   Un matin, j’ai osé cueillir une petite marguerite et je l’ai déposée sur ses genoux.
   Elle l’a prise doucement, comme si elle regardait le lever du soleil. Ensuite, elle m’a regardée dans les yeux et c’était comme si je découvrais le monde pour la première fois. Elle m’a souri.
   Subitement, du fond des temps, une voix délicate et aigüe est née, une voix qui n’en était pas vraiment une : c’étaient à la fois le vent, la pluie et l’eau de la grande roue qui arrosait le jasmin.
   Une voix qui a juste prononcé quelques mots :
   — Voulez-vous, Mère, offrir des oranges à cette petite fille ?
 
   Ensuite, la vieille dame s’est endormie, ma marguerite à la main.
   Et moi, gamine, je ne pouvais pas la quitter des yeux.
   Il me semblait que, sans elle, dans ce beau jardin, tout serait incomplet et rien n’aurait de sens.   
   Avec elle, ce jardin serait toujours, à mes yeux, le lieu d’une enfance à jamais recommencée.

 
Maria Rosa Colaço
Maria tonta como eu
Distri Editora, s/d
(Traduction et adaptation)